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trouvait sur un terrain défendu, tâtonnant avec précaution dans l’obscurité, irrésistiblement attiré par cette musique bête et délicieusement berçante, dont les sons lui parvenaient déjà clairs et distincts.

La véranda était vide et obscure, mais la porte vitrée qui s’ouvrait sur la salle abondamment éclairée par les deux lampes à pétrole, munies de réflecteurs brillants, était ouverte. Il s’y glissa sur la pointe des pieds, et le plaisir de voleur qu’il éprouvait à être là dans l’obscurité et à pouvoir regarder sans être vu ceux qui dansaient à la lumière lui causait une sorte de chatouillement sur la peau. Son regard se mit tout de suite avidement en quête de ceux qu’il cherchait…

La fête semblait extrêmement animée, bien qu’elle ne durât que depuis une demi-heure ; mais on y était venu déjà plein d’entrain et d’animation, après toute une journée passée dans une insouciante et heureuse familiarité. Dans la pièce du piano que Tonio Kröger pouvait apercevoir lorsqu’il avançait un peu plus, plusieurs messieurs d’âge mûr s’étaient réunis pour jouer aux cartes en fumant et en buvant ; d’autres, assis devant, sur des chaises de velours, près de leurs épouses, ou le long des murs de la salle, regardaient danser. Ils appuyaient leurs mains sur leurs genoux écartés, et gonflaient leurs joues d’un air satisfait, pendant que les mères, leurs petites capotes sur la tête, les mains jointes sur la poitrine et la tête penchée de côté, regardaient s’agiter l’essaim des jeunes gens. On avait édifié une estrade contre une des parois de la salle, et c’est là que les musiciens s’évertuaient. Il y avait même parmi eux une trompette, qui jouait avec une certaine circonspection hésitante, comme si elle avait peur de sa propre voix, mais émettait néanmoins à chaque instant des couacs.

Les couples se balançaient et tournaient, pendant que d’autres se promenaient bras-dessus, bras-dessous, autour de la salle. On n’était pas en tenue de bal, mais simplement vêtu comme pour un dimanche d’été qu’on passe à la campagne. Les danseurs portaient des costumes de coupe provinciale, soigneusement épargnés (on le devinait) pendant toute la semaine, et les jeunes filles de légères robes claires avec