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— Oui, fit le marchand de poisson, et que le ciel ait pitié de moi ! Ils ont commandé de la musique, vous saurez, et ma chambre est juste au-dessus de la salle.

— C’est une jolie diversion, répéta Tonio Kröger. Puis il se leva et sortit.

Il passa la journée comme il avait passé les autres, sur la plage et dans la forêt, tenant un livre sur ses genoux et clignant des yeux au soleil. Il n’agitait dans son esprit qu’une seule pensée : ils allaient revenir et danser dans la salle, ainsi que le marchand de poisson l’avait promis, et il ne faisait rien d’autre que de se réjouir de cette perspective avec une joie telle qu’il n’en avait pas éprouvée de si anxieuse et de si douce pendant les longues années mortes qu’il venait de passer. Une fois, par une association d’idées quelconque, il se souvint fugitivement d’une connaissance lointaine, Adalbert le romancier qui savait ce qu’il voulait, et était allé au café pour échapper au printemps. Et il haussa les épaules…

Le repas du milieu du jour eut lieu de meilleure heure, et l’on soupa aussi plus tôt que de coutume dans la pièce où se trouvait le piano, car dans la salle à manger on faisait déjà des préparatifs pour le bal : tout était bouleversé de la sorte en vue de la fête. Ensuite, comme il faisait déjà sombre et que Tonio Kröger était assis dans sa chambre, la route et la maison s’animèrent de nouveau. Les excursionnistes revenaient ; même, de la direction d’Helsingör, arrivaient à bicyclette et en voiture de nouveaux hôtes, et déjà l’on entendait accorder un violon, et une clarinette accomplir des roulades nasillardes. Tout promettait un bal des plus brillants.

Maintenant le petit orchestre attaquait une marche : elle parvenait assourdie et rythmée : on ouvrait le bal par une polonaise. Tonio Kröger resta encore un moment tranquille sur sa chaise à écouter. Mais lorsqu’il entendit un temps de valse succéder au rythme de la marche, il se leva et se glissa doucement hors de la chambre.

Du corridor où elle donnait, on pouvait par un escalier de côté atteindre la porte latérale de l’hôtel, et de là, sans passer par une seule pièce, gagner la véranda. Ce fut ce chemin qu’il prit, sans bruit, furtivement, comme s’il se