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brisant contre les écueils ; cela ressemblait au son de planches tombant au loin les unes sur les autres. Au sommet des arbres, des cris de corneilles enroués, monotones et perdus… Il tenait un livre sur ses genoux, mais n’en lisait pas une ligne. Il jouissait d’un profond oubli, croyait planer affranchi de l’espace et du temps, et c’était seulement par moment qu’une brusque douleur traversait son cœur, un court et cuisant sentiment d’aspiration et de regret, dont il était trop paresseux et trop absorbé pour chercher le nom et l’origine.

Plusieurs jours s’écoulèrent ainsi ; il n’aurait pu dire combien et ne se souciait point de le savoir. Et puis il en vint un où il se passa quelque chose ; cela se passa pendant que le soleil brillait au ciel, en présence d’êtres quelconques, et Tonio Kröger n’en éprouva pas même un extraordinaire étonnement.

Dès l’aube, ce jour eut un caractère de fête et d’enchantement. Tonio Kröger se réveilla très tôt et tout à fait brusquement, surgit du sommeil en proie à un vague et subtil effroi, et crut avoir devant ses yeux un prodige, une illumination magique et féerique. Sa chambre, dont la porte vitrée et le balcon étaient tournés vers le Sund, et qu’un mince rideau de gaze blanche partageait en salon et chambre à coucher, avait un papier de couleur tendre et des meubles légers et clairs, de sorte qu’elle offrait toujours un aspect lumineux et agréable. Mais en ce moment ses yeux brouillés de sommeil la voyaient transfigurée et illuminée d’une façon irréelle, complètement baignée dans une lumière rose, inexprimablement vaporeuse et charmante, qui dorait les meubles et les murailles, et transformait le rideau de gaz en un rouge et doux embrasement… Tonio Kröger fut longtemps avant de comprendre ce qui se passait. Mais lorsqu’il regarda dehors, à travers la porte vitrée, il vit que le soleil se levait.

Pendant plusieurs jours le temps avait été sombre et pluvieux ; mais maintenant le ciel se tendait comme une roide étoffe bleu pâle, étincelant et clair au-dessus de la mer et du pays, tandis que, traversé et entouré de nuages rouge et or, le disque du soleil s’élevait majestueusement sur la mer scintillante et ondulée qui paraissait