Page:Revue de Genève, tome 3, 1921.djvu/475

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Oui, dit-il, on mange en général trop lourdement dans le Nord. Cela rend paresseux et mélancolique.

— Mélancolique ? répéta le jeune homme, et il le regarda interdit… Vous n’êtes sans doute pas d’ici, monsieur ? demanda-t-il tout à coup.

— Non, je viens de loin, répondit Tonio Kröger avec un geste vague et défensif du bras.

— Mais vous avez raison, dit le jeune homme ; Dieu sait que vous avez raison quand vous parlez d’être mélancolique ! Je suis presque toujours mélancolique, mais surtout les soirs comme celui-ci, quand les étoiles brillent dans le ciel. Et il soutint de nouveau son menton avec son pouce et son index.

Sûrement il doit écrire des vers, pensa Tonio Kröger, des vers de commerçant, profondément et honnêtement sentis…

La soirée s’avançait et le vent était devenu si fort qu’il empêchait la conversation. Aussi décidèrent-ils de dormir un peu et ils se souhaitèrent bonne nuit.

Tonio Kröger s’étendit dans sa cabine, sur l’étroite couchette, mais le repos ne vint pas. Le vent violent et son acre arôme l’avaient étrangement excité et son cœur était agité comme par l’attente anxieuse d’un doux événement. De plus, l’ébranlement qui avait lieu quand le bateau glissait au bas d’une montagne de vagues et que l’hélice, comme prise de spasmes, tournait hors de l’eau, lui causait de pénibles nausées. Il s’habilla de nouveau complètement, et monta à l’air libre.

Des nuages couraient devant la lune. La mer dansait. Les vagues ne venaient pas à vous rondes et égales. Jusqu’à l’horizon, sous une lumière pâle et vacillante, la mer était déchirée, fouettée, bouleversée ; elle bondissait et léchait la nue de ses langues de géant, effilées comme des flammes, lançait en l’air, à côté d’abîmes bouillonnants, des figures déchiquetées et bizarres, et semblait éparpiller en un jeu fou, de toute la force de bras monstrueux, l’écume dans les airs. Le bateau avançait péniblement ; il se frayait un chemin en tanguant, en roulant et en gémissant à travers le tumulte, et par moment on entendait l’ours blanc et le tigre qui souffraient de la traversée, mugir à