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merveilleuses et mélancoliques, et savoir en même temps que ceux vers lesquels vous porte votre ardente aspiration demeurent à leur égard dans une sereine inaccessibilité, cela fait beaucoup souffrir. Mais quoiqu’il se tînt solitaire, exclu, et sans espoir devant une jalousie baissée, et qu’il feignît dans son affliction de regarder au travers, il était quand même heureux. Car dans ce temps-là son cœur vivait. Il battait ardemment et tristement pour toi, Ingeborg Holm, et son âme étreignait ta petite personnalité blonde, claire, mutine et quelconque, et se reniait elle-même avec bonheur.

Plus d’une fois il se tint, le visage brûlant, dans quelque endroit solitaire, où le son de la musique, le parfum des fleurs et le tintement des verres ne parvenaient qu’affaiblis, cherchant à distinguer dans le lointain bruissement de la fête, le timbre de ta voix, souffrant à cause de toi, et malgré tout heureux. Plus d’une fois il se sentit vexé de ce qu’il pouvait causer avec Magdalena Vermehren, celle qui tombait toujours, de ce qu’elle le comprît, et rît et fût sérieuse en même temps que lui, tandis que la blonde Inge, même lorsqu’il était assis près d’elle, lui paraissait lointaine, étrangère et étrange, car son langage n’était pas le sien ; et malgré tout il était heureux. Car le bonheur, se disait-il, n’est pas d’être aimé : il n’y a là qu’une satisfaction de vanité, mêlée de dégoût. Le bonheur est d’aimer et peut-être d’attraper çà et là de petits instants où l’on a l’illusion d’être proche de la personne aimée. Et il nota cette pensée dans son cœur, en approfondit complètement la signification et épuisa tout ce qu’elle pouvait lui faire éprouver.

Fidélité ! pensait Tonio Kröger. Je veux être fidèle et t’aimer, chère Ingeborg, tant que je vivrai ! Telles étaient ses bonnes intentions. Et, cependant, un sentiment de crainte et de tristesse lui chuchotait tout bas qu’il avait bien oublié complètement Hans Hansen, quoiqu’il le vît tous les jours. Et l’odieux et le pitoyable de l’affaire fut que cette voix chuchotante et un peu malicieuse eut raison, que le temps passa et qu’un jour vint où Tonio Kröger ne fut plus tout à fait aussi prêt à mourir sans conditions pour la joyeuse Inge, car il se sentait le désir et le