Page:Revue de Genève, tome 3, 1921.djvu/214

Cette page a été validée par deux contributeurs.


VI

Et Tonio Kröger se mit en voyage pour le Nord. Il voyagea confortablement (car il avait coutume de dire que, lorsqu’on a une vie tellement plus pénible intérieurement que les autres gens, on a droit à un peu de bien-être extérieur) et il ne s’arrêta pas avant de voir les tours de la ville aux murailles resserrées dont il était parti jadis, se dresser devant lui dans l’air gris. Là il fit un court et étrange séjour.

Une après-midi terne s’inclinait déjà vers le soir, lorsque le train entra sous le hall étroit, enfumé et si étrangement familier de la gare ; la vapeur s’arrondissait toujours en boules sous la toiture aux vitres sales, ses lambeaux s’étiraient et allaient et venaient comme autrefois, lorsque Tonio Kröger était parti de ce même lieu, sans autre chose dans le cœur que de la raillerie.

Il s’occupa de son bagage, ordonna qu’on le portât à l’hôtel, et quitta la gare.

C’étaient bien les voitures, à deux chevaux, noires, démesurément hautes et larges de la ville qui attendaient, alignées au dehors ! Il ne prit aucune d’elles, il les regarda seulement comme il regardait tout, les pignons étroits et les tours pointues qui semblaient le saluer par-dessus les toits les plus proches, les gens blonds, indolents et lourds, avec leur façon de parler large et cependant rapide, et il fut pris d’un rire nerveux qui avait une ressemblance secrète avec un sanglot. Il se mit en marche lentement, la poussée continuelle du vent humide dans le visage, franchit le pont dont la balustrade était ornée de statues mythologiques et longea un moment le port.

Grand Dieu, que tout cela paraissait exigu et tortueux ! Est-ce que de tout temps, les étroites rues à pignons avaient grimpé vers la ville avec une raideur si cocasse ? Les cheminées et les mâts des bateaux, se balançaient doucement dans le vent et le crépuscule, sur le fleuve terne. Monterait-il cette rue, là au coin, dans laquelle se trouvait la maison à laquelle il songeait ? Non, demain. Il avait trop