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vous pas, Lisaveta, que je suis aujourd’hui d’une loquacité digne d’Hamlet ?

— Avez-vous fini, Tonio Kröger ?

— Non, mais je ne dis plus rien.

— Et cela suffit aussi. Attendez-vous une réponse ?

— En avez-vous une ?

— Je crois que oui. Je vous ai bien écouté, Tonio, du commencement à la fin, et je veux vous donner une réponse qui convient à tout ce que vous venez de me dire, et qui est la solution du problème qui vous a tant tourmenté. Eh bien donc ! La solution c’est que, tel que vous voilà, vous êtes tout bonnement un bourgeois.

— Croyez-vous ? demanda-t-il, et il s’affaissa un peu sur lui-même.

— Cela vous paraît cruel, n’est-ce pas ? et il est inévitable que cela vous paraisse cruels. Aussi je veux un peu adoucir mon jugement, car je le puis. Vous êtes un bourgeois engagé sur une fausse route, Tonio Kröger, un bourgeois fourvoyé.

Silence. Puis il se leva résolument et saisit son chapeau et sa canne.

— Je vous remercie, Lisaveta Iwanowna, maintenant je puis rentrer tranquillement chez moi. Mon cas est résolu.


V

Vers l’automne, Tonio Kröger dit à Lisaveta Iwanowna :

— Je pars en voyage, Lisaveta ; il faut que je m’aère, je m’en vais, je prends la clef des champs.

— Quoi donc, petit père, voulez-vous de nouveau aller en Italie ?

— Mon Dieu, laissez-moi donc tranquille avec l’Italie, Lisaveta ! L’Italie m’indiffère jusqu’au mépris. Il est loin le temps où je m’imaginais que c’était là ma patrie. L’art n’est-ce pas ? Le ciel de velours bleu, le vin généreux, la douce sensualité… Bref cela ne me dit rien. J’y renonce. Toute cette bellezza me rend nerveux. Je ne puis pas non plus souffrir tous ces êtres terriblement vifs là en