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de gens bien élevés, on mange, on boit, on bavarde, on s’entend le mieux du monde, et je me sens content et reconnaissant de pouvoir un moment me perdre parmi des gens candides et normaux comme si j’étais leur semblable. Tout à coup (ceci m’est arrivé), se lève un officier, un lieutenant, un joli et vigoureux garçon que je n’aurais jamais cru capable d’une manière d’agir indigne de son habit de soirée, et il demande sans circonlocutions la permission de lire quelques vers qu’il a composés. On lui accorde cette permission avec des rires embarrassés, et il met son projet à exécution, en lisant son œuvre écrite sur un morceau de papier qu’il avait tenu jusque là caché dans un pan de son habit, quelque chose sur la musique et l’amour, d’aussi profondément senti que d’insignifiant. Voyons, je vous demande un peu ; un lieutenant ! un homme du monde ! il n’avait vraiment pas besoin !… Bon, il s’ensuit ce qui devait s’ensuivre : des figures longues, un silence, quelques marques de fausse approbation, et un profond malaise dans toute l’assistance. Le premier phénomène moral dont je prends conscience est que je me sens une part de culpabilité dans le trouble que ce jeune homme a apporté au milieu de cette réunion ; il n’y a pas de doutes, des regards moqueurs et refroidis se dirigent aussi vers moi, dans le métier duquel ce malheureux est venu bousiller. Mais le second phénomène consiste en ceci : c’est que cet homme pour la personne et la manière d’être duquel j’avais, un instant plus tôt, le plus sincère respect, commence soudain à baisser, baisser, baisser dans mon estime… Une pitié bienveillante s’empare de moi. Je m’avance vers lui avec quelques autres messieurs courageux et charitables, et je lui adresse la parole : « Mes félicitations, lieutenant, lui dis-je. Quel joli don ! C’était tout à fait charmant ! » Et il s’en faut de peu que je ne lui tape sur l’épaule. Mais la bienveillance est-elle le sentiment que doit vous inspirer un lieutenant ?… C’est sa faute ! Il se tient là, expiant dans une grande confusion l’erreur qu’il a commise en croyant que l’on peut cueillir une petite feuille, une seule, du laurier de l’art, sans la payer de sa vie. Non, sur ce chapitre je suis avec mon collègue, le banquier criminel… Mais ne trouvez-