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ble. Il comprenait si bien qu’Inge, la blonde, la délicieuse Inge regardât Monsieur Knaak comme elle le faisait. Mais lui, est-ce que jamais une jeune fille ne le regarderait ainsi ?

Oh si ! cela arriva. Il y avait là Magdalena Vermehren, la fille de l’avoué Vermehren, avec son air doux et ses grands yeux noirs et francs, sérieux et sentimentaux. Elle tombait souvent en dansant ; mais elle allait le trouver lorsque c’était aux dames de choisir leurs cavaliers, elle savait qu’il composait des vers, et l’avait deux fois prié de les lui montrer. Souvent elle le regardait de loin en penchant la tête. Mais qu’est-ce que cela pouvait lui faire ? Lui, il aimait Inge Holm, la blonde, la joyeuse Inge, qui sûrement le méprisait parce qu’il composait des poésies… Il la regardait, regardait ses yeux allongés, bleus, qui étaient pleins de bonheur et de moquerie, et une aspiration jalouse, une souffrance âpre, torturante, de ce qu’il dût être banni de sa présence, lui demeurer éternellement étranger, brûlait dans sa poitrine.

« Premier couple en avant ! » disait Monsieur Knaak, et aucun mot ne peut rendre l’étonnante façon qu’avait le personnage d’émettre la syllabe nasale.

On étudiait le quadrille, et au profond effroi de Tonio Kröger, il se trouvait placé dans le même carré qu’Ingeborg Holm. Il l’évitait de son mieux, et pourtant il se trouvait continuellement dans son voisinage ; il défendait à ses yeux de l’approcher et pourtant son regard tombait continuellement sur elle… Et maintenant elle s’avançait, conduite par le roux Ferdinand Matthiessen, glissant et courant ; elle rejeta sa natte en arrière, et se plaça en reprenant son souffle juste en face de lui. M. Hinzelmann, le tapeur, posa ses mains osseuses sur les touches ; le quadrille commença.

Elle se mouvait de ci, de là, devant lui, en avant et en arrière, marchant et tournant ; un parfum qui émanait de ses cheveux ou de la délicate étoffe blanche de sa robe, lui parvenait par instant, et sa vue se troublait de plus en plus. Je t’aime, chère, douce Inge, disait-il en lui-même, et il mettait dans ces paroles toute sa douleur de ce qu’elle