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bert. Ensuite nous irons dans le « salon » boire du thé, et vous vous déverserez ; car je vois bien que vous en avez gros sur le cœur aujourd’hui. En attendant « groupez-vous » à votre aise quelque part, par exemple sur ce coffre, là, si vous ne craignez pas pour vos vêtements aristocratiques.

— Ah ! laissez-moi tranquille avec mes vêtements, Lisaveta Iwanowna ! Voudriez-vous que je me promène dans une jaquette de velours déchiré ou dans une veste de soie rouge. On est toujours suffisamment bohème intérieurement quand on est un artiste. Extérieurement on doit bien s’habiller, que diable, et se comporter comme un homme convenable… Non, je n’ai rien sur le cœur, dit-il, regardant comment elle préparait un mélange sur sa palette, il s’agit seulement d’un problème, comprenez-vous, d’une contradiction qui me préoccupe et qui m’empêche de travailler… Oui. De quoi parlions-nous donc. Ah ! d’Adalbert le romancier qui est un homme si fier et si fort. « Le printemps est la plus affreuse des saisons », a-t-il dit, et il est allé au café. Car on doit savoir ce qu’on veut, n’est-il pas vrai ? Voyez-vous, moi aussi le printemps me rend nerveux, moi aussi je suis troublé par la charmante vulgarité des sensations et des souvenirs qu’il réveille ; seulement je ne parviens pas à lui en faire un reproche et à le vouer au mépris à cause de cela ; car au fond, j’ai honte devant lui, j’ai honte devant sa pure ingénuité et devant sa triomphante jeunesse. Et je ne sais si je dois envier Adalbert ou le mépriser de ce qu’il n’éprouve rien de ce sentiment…

« On travaille mal au printemps, bien sûr, et pourquoi, parce que l’on sent. Et parce qu’il faut être un imbécile pour croire que celui qui crée a le droit de sentir. Tout artiste véritable sourit de cette erreur de naïf et d’incapable ; il sourit mélancoliquement peut-être, mais il sourit. Car ce que vous exprimez ne doit jamais être pour vous l’essentiel, mais seulement la matière indifférente en soi, dont il s’agit de composer, sans passion, en la dominant et comme en se jouant, une image esthétique. Si vous tenez trop à ce que vous avez à dire, si votre cœur bat trop vite pour votre sujet, vous