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L’on se dirigeait à reculons vers la porte en s’inclinant à plusieurs reprises, lorsque l’on quittait une réunion ; l’on n’approchait pas une chaise en l’empoignant par un pied, ou en la traînant sur le parquet, mais on la portait légèrement par le dossier et on la déposait sans bruit par terre. L’on ne se tenait pas assis là, les mains sur le ventre et la langue dans le coin de la bouche, et s’il vous arrivait quand même de le faire, Monsieur Knaak avait une façon de vous imiter qui vous inspirait le dégoût de cette attitude pour le reste de votre vie.

Voilà pour ce qui concernait le maintien. Quant à la danse, Monsieur Knaak y déployait une maîtrise si possible encore plus complète. Dans le salon démeublé brûlaient les flammes du lustre et les bougies de la cheminée. Le sol était saupoudré de talc, et les élèves se tenaient debout, tout autour, en un silencieux demi-cercle. De l’autre côté de la portière, dans la chambre attenante, les mères et les tantes étaient assises sur des chaises de peluche, et contemplaient à travers leurs lorgnettes comment Monsieur Knaak penché en avant, tenant de chaque côté avec deux doigts, les bords de sa redingote, démontrait de ses jambes élastiques les diverses parties de la mazurka. Mais se proposait-il d’épater complètement son public, il s’enlevait soudain et sans nécessité du sol, en faisant tourbillonner ses jambes l’une sur l’autre avec une vertigineuse vitesse, décrivait une sorte de trille, et retombait sur cette terre avec un « plouf » assourdi qui n’en ébranlait pas moins tout sur sa base.

Quel singe impossible ! se disait Tonio Kröger. Mais il voyait bien qu’Inge Holm, la joyeuse Inge, suivait souvent les mouvements de Monsieur Knaak avec un sourire ravi, et ce n’était pas seulement pour cela que toute cette magnifique maîtrise physique lui inspirait au fond une sorte d’admiration. Quel regard calme et assuré avaient les yeux de Monsieur Knaak ! Ils ne pénétraient pas les choses jusqu’au point où elles deviennent compliquées et tristes ; ils ne savaient rien, sinon qu’ils étaient bruns et beaux ! Mais c’est grâce à cela que son attitude était si fière ! Oui, il fallait être bête pour pouvoir marcher comme lui, et alors on était aimé, car on était aima-