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mouillées et pleines de courants d’air, jusqu’à la maison de ses parents. Dans ce temps-là son cœur vivait ; il contenait de douloureuses aspirations, une mélancolique envie, un petit peu de dédain et une très chaste félicité.


II

La blonde Inge, Ingeborg Holm, la fille du Dr Holm, qui habitait place du Marché, là où se dressait, pointue et fouillée, la haute fontaine gothique… ce fut elle que Tonio Kröger aima quand il eut seize ans.

Comment cela arriva-t-il ? Il l’avait vue mille fois, mais un soir il la vit éclairée d’une certaine façon, il la vit rejeter en riant d’une certaine façon mutine sa tête de côté, pendant qu’elle causait avec une amie ; il la vit porter à la nuque d’une certaine façon sa main, une main de fillette, ni particulièrement belle ni particulièrement fine, tandis que sa manche de gaze blanche glissait au-dessus du coude ; il l’entendit accentuer d’une certaine façon sonore et chaude un mot, un mot indifférent, et un ravissement s’empara de son cœur, beaucoup plus fort que celui qu’il éprouvait parfois jadis, quand il contemplait Hans Hansen, au temps où il n’était encore qu’un petit nigaud.

Ce soir-là, il emporta dans son cœur l’image de l’épaisse natte blonde, des longs yeux bleus rieurs, du petit renflement légèrement marqué de taches de rousseur au-dessus du nez ; il ne put s’endormir parce qu’il entendait toujours la sonorité particulière de la voix ; il essaya d’imiter doucement la façon dont elle avait accentué le mot indifférent, et en même temps frissonna. L’expérience l’avertissait que c’était de l’amour. Mais, quoi qu’il sût parfaitement que l’amour lui apporterait beaucoup de souffrances, de tourments et d’humiliations, qu’il détruisait la paix de l’âme et remplissait le cœur de mélodies, sans qu’il fût possible de trouver le repos nécessaire pour leur donner une forme précise et créer dans