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ne font pas des vers, et ils ne pensent que des choses que tout le monde pense et que l’on peut dire tout haut. Comme ils doivent se sentir à leur aise et d’accord avec chacun ! Cela doit être agréable… Mais moi, qu’est-ce que j’ai donc et comment tout cela finira-t-il ?

Cette façon de se considérer lui-même et d’envisager ses rapports avec la vie jouait un rôle important dans l’amour de Tonio pour Hans Hansen. Il l’aimait d’abord parce qu’il était beau, ensuite parce qu’il apparaissait exactement comme son opposé en tout point. Hans Hansen était un excellent élève et de plus un joyeux compagnon, qui montait à cheval, faisait de la gymnastique, nageait comme un héros et jouissait de la faveur générale. Les maîtres avaient pour lui presque de la tendresse : ils l’appelaient par son petit nom et l’encourageaient de toutes les manières, les camarades recherchaient ses bonnes grâces, et dans la rue les messieurs et les dames l’arrêtaient, saisissaient la mèche de cheveux couleur de lin qui jaillissait de son béret danois, et disaient : « Bonjour, Hans Hansen, avec ta jolie mèche ! Es-tu toujours premier ? Salue papa et maman pour nous, mon beau petit gars… »

Tel était Hans Hansen et, depuis que Tonio Kröger le connaissait, il éprouvait une douloureuse aspiration dès qu’il l’apercevait, une aspiration mêlée d’envie qui lui causait une sensation de brûlure au haut de la poitrine. Ah ! pensait-il, avoir des yeux bleus comme toi, et vivre comme toi en règle et en bonne harmonie avec tout l’univers. Tu es toujours occupé d’une façon raisonnable et que tout le monde respecte. Quand tu as fini tes devoirs, tu prends des leçons d’équitation, ou bien tu travailles avec ta scie à découper ; même pendant les vacances au bord de la mer, tu passes ton temps à ramer, à manœuvrer la voile ou à nager ; tandis que moi je reste couché comme un fainéant sur le sable, perdu dans mes rêveries, à regarder fixement les jeux de physionomie changeants et mystérieux qui glissent à la surface de la mer. Mais c’est bien pour cela que tes yeux sont si clairs. Ah ! être comme toi…

Il n’essayait pas de devenir comme Hans Hansen, et peut-être ce souhait de lui ressembler n’était-il pas même très sérieux. Mais il désirait douloureusement, tel qu’il