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Il y a des hommes qui ne se marient pas pour pouvoir dire du bien des femmes, comme il en est d’autres qui ne les épousent que pour en dire du mal ou en ressentir. Mérimée, qui n’eut pas à se plaindre d’elles, se retranche dans son célibat comme en une retraite où, d’une encre froide et d’une plume aiguë, il fait le récit renouvelé du perfide éternel féminin ; l’impitoyable femme conduite non par la passion ni par les sens, mais par la pure méchanceté, par le démon de la perversité, par l’attrait du mal fait pour le plaisir, par une sorte de désintéressement satanique dont la fleur suprême brille dans ce conte de Carmen, dernier témoignage de son imagination misogyne, et le plus célèbre.

Et pourtant, dans cette galerie de femmes méchantes qui va de Madame de Tourville à Carmen, ce ne sont pas les plus sombres qui retiendront le mieux son nom : on ne lit presque pas Carmen, on s’en remet à l’opéra de Bizet qui l’a passablement déformée ; et la Périchole et Colomba qui ne sont que malicieuses et résolues auront plus Longtemps des lecteurs.

L’opinion ne s’est pas trompée qui fait de Colomba le titre de gloire de Mérimée. Mateo Falcone, l’Enlèvement de la redoute, l’Abbé Aubain, sont de petits chefs-d’œuvr, mais on trouve dans Colomba une grandeur ample plus rare. Sans compter qu’il s’y est acquis le mérite d’avoir fait entrer d’un seul coup toute la Corse dans le domaine littéraire français, et, même après quatre-vingts ans, de se la conserver à soi seul. Mérimée y a accompli son plus grand effort d’imagination ; deux cent cinquante pages d’invention sont d’un souffle inaccoutumé pour qui d’ordinaire renchérit sur la brièveté. Certes, même au sujet de Colomba, il y aurait fort à redire : le jeune homme Ors’Antonio y est d’une désespérante fadeur, et, pour son amoureuse miss Lydia, elle n’est guère qu’un fantoche qui tourne de la sécheresse, à la niaiserie : on y voit des bandits un peu bien lettrés, un paysage un peu inconsistant ; mais la figure de Colomba anime, vivifie tout, fait oublier les faiblesses ; elle a la grandeur de l’idée lie, une beauté presque antique, quelque chose à la fois de vaste et de borné qui est en même temps classique et inouï.