Page:Revue de Genève, tome 1, 1920.djvu/487

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

MÉRIMÉE[1]

On ne peut pas l’aimer vraiment, mais on sent bien qu’il mérite plus que de l’estime. Il n’a rien pour nous enflammer, et, si affectionné qu’on soit à nos meilleurs auteurs, on peut fort bien, des mois durant, ne pas penser du tout à lui, en dépit même de Carmen. S’il nous advient d’y songer, il nous retient plus qu’un moment.

Les souvenirs de sa personne, autant que l’impression de ses ouvrages, mêlent une sorte d’irritation à notre plus vive curiosité ; on ne parvient pas aisément à pénétrer ses raisons d’être ; il arrive même qu’on ne lui en découvre aucune. Dès que nous nous efforçons de le saisir tout entier, il nous échappe par quelque endroit, et c’est de le voir nous échapper, par un insaisissable glissement, qui met le comble à notre humeur.

Il a l’air de porter un masque ; on l’examine, on s’en convainc, et l’on cherche par où va percer, comme on dit, le bout de l’oreille ; mais nulle trace singulière, pas plus au menton qu’à l’oreille ; ce masque a tant de naturel qu’il se pourrait fort bien, en fin de compte, qu’il fût le visage même. Parfois une expression s’y montre qui paraît refléter le cœur ; on pense avoir saisi l’intrigue, mis enfin le doigt sur un nœud ; mais point, la trame est si une et serrée que toutes nos présomptions se dissipent à sa surface sans en rien traverser.

On est presque las de chercher, on se détourne de cet homme ; mais c’est par son immobilité même qu’il nous ramène à lui ; parce que, surtout, nous sentons qu’il ne l’affecte pas pour nous, et que cette réserve, et jusqu’à

  1. Né le 27 septembre 1803, Prosper Mérimée est mort le 23 septembre 1870. Cet achèvement de 50 années, depuis sa mort, qui fait entrer aujourd’hui ses œuvres dans le domaine public, peut permettre d’en considérer la figure en son ensemble, et donne, en tout cas, un prétexte à publier ce portrait.