pareil à un sanglot étouffé, et c’était lugubre de l’entendre : dans la profondeur inconnue de l’âme quelque chose pleure ou rit, alors qu’au même moment le corps gît immobile comme un cadavre.
Peu à peu les bruits du jour naissant frappaient ses oreilles : les voix des passants qui résonnaient sourdement, le grincement lointain d’une porte, le crissement du balai du portier enlevant la neige entassée sur le seuil, tous les sons vagues de la grande ville qui s’éveillait. Et c’est alors que se dressait devant lui cette chose affreuse : la conscience impitoyable et lucide qu’un jour nouveau était venu, que lui Kijnakof devrait bientôt se lever et reprendre sa lutte contre la vie sans espoir de vaincre.
Il fallait vivre.
Kijnakof tournait le dos à la lumière, tirait la couverture sur sa tête, afin qu’aucun rayon ne parvînt jusqu’à ses yeux ; il se pelotonnait, remontait ses genoux vers son menton et attendait ainsi, sans bouger, redoutant de faire un mouvement ou simplement d’étendre les jambes. Les hardes dont il se couvrait, pour se protéger du froid qui régnait dans le sous-sol, s’élevaient en un grand tas sur le lit, mais il n’en sentait pas le poids et son corps était glacé. Chaque fois qu’arrivait jusqu’à lui un son parlant de la vie, il lui semblait que son corps s’enflait et s’étalait à découvert : alors il se contractait encore davantage et gémissait silencieusement sans voix et sans pensées, car maintenant il avait peur de sa propre voix et de ses propres pensées. Il priait on ne sait qui, afin que le jour ne vînt pas et qu’il lui fût toujours possible de rester couché sous son monceau de guenilles, sans bouger ni penser ; puis il tendait toute sa volonté pour retenir le jour qui grandissait et se persuader que la nuit continuait. Il aurait souhaité par dessus tout que quelqu’un vint lui mettre un revolver contre la nuque, à l’endroit où l’on sent un creux, et tirât.
Le jour s’affirmait, large, irrésistible ; il appelait à la vie avec autorité, et le monde entier commençait à se mouvoir, à parler, à travailler et à penser. Dans le sous-sol, c’était la vieille Matrena, la logeuse, dont l’amant était âgé de vingt-cinq ans, qui se levait la première et commençait à piétiner dans la cuisine, à entrechoquer les ustensiles et à se démener près de la porte de Kijnakof. Il la sentait proche et se figeait, décidé à ne pas répondre si elle l’appelait. Mais elle s’éloignait. Quelques heures plus tard, deux autres locataires s’éveillaient ; Douniacha, une fille légère, et l’amant de la vieille, Abrame Pétrovitch. C’est ainsi que tous, respectueusement, l’appelaient malgré sa jeunesse, car c’était un voleur hardi et expérimenté et même autre chose encore ; de cela, on le soupçonnait sans oser en parler. C’était de leur réveil que Kijnakof avait le plus peur, car tous deux avaient des droits sur lui : ils pouvaient envahir sa chambre, s’asseoir sur son lit, le toucher de leurs mains, l’obliger à penser et à parler. Il était entré en relations avec Douniacha un jour qu’il était ivre, et avait promis de l’épouser. Bien qu’elle en plaisantât en lui frappant sur l’épaule, elle le considérait comme amoureux d’elle et le protégeait ; elle était bête et malpropre, elle sentait mauvais et passait souvent la nuit au poste. Trois jours auparavant seulement, il s’était grisé en compagnie d’Abrame Pétrovitch et, après s’être embrassés, ils s’étaient juré une amitié éternelle.
La voix pleine et bruyante d’Abrame Pétrovitch retentit derrière la porte. Kijnakof, glacé de terreur, l’oreille tendue, se mit à gémir tout haut, sans pouvoir se retenir, et cela l’effraya encore davantage. Il vit distinctement apparaître devant lui la scène de leur ivresse, alors qu’ils étaient assis dans la pénombre d’un cabaret, éclairé d’une seule lampe, parmi des gens suspects qui chuchotaient entre eux ; et eux aussi parlaient à voix basse, on ne sait pourquoi. Abrame Pétrovitch, pâle et excité se plaignait de l’existence pénible des voleurs. Tout à coup il mit à nu son bras et fit tâter à son compagnon ses os dont le développement était défectueux. Kijnakof l’avait alors embrassé en disant :
— J’aime les voleurs. Ils sont audacieux, puis il lui proposa de boire à leur fraternelle amitié, bien qu’ils se tutoyassent depuis longtemps déjà.
— Et moi, je t’aime parce que tu es instruit et que tu nous comprends, nous autres, répondit Abrame Pétrovitch. Regarde donc cette main !
Il tendait une main fine dont la blancheur semblait devoir inspirer la pitié, et, dans une extase incompréhensible pour lui maintenant et dont il ne se souvenait plus bien, Kijnakof avait embrassé cette main. Alors Abrame Pétrovitch s’était écrié avec fierté :
— C’est vrai, frère ! Nous mourrons plutôt que de nous rendre.
Puis, il y avait eu quelque chose de sale, qui tourbillonnait dans le cabaret, un gémissement, un coup de sifflet et des feux qui se mouvaient. Quelle joyeuse soirée ! mais maintenant que la mort se cachait dans les coins et que de partout s’avançait le jour avec la nécessité de vivre, de s’agiter, de lutter pour quelque chose, c’était poignant et terrible, indiciblement.
— Monsieur dort ? demanda d’un ton railleur Abrame Pétrovitch, derrière la porte et, ne recevant pas de réponse, il ajouta : « Hé bien, dors, et que le diable t’emporte ! »
Abrame Pétrovitch reçoit beaucoup d’amis, et pendant toute la journée, la porte grince et des voix de basse retentissent. Et à chaque heurt, il semble à