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LÉON TOLSTOÏ FILS. - ASPIRATIONS. 21
en un clin d’œil. Kolia demeura seul dans la rue ; un chien sortant d’une cour, se mit à aboyer rageusement contre lui. Il sourit au souvenir de la semonce du commissaire, et d’un pas rapide, se dirigea vers sa maison. Rencontrant Varegnka, il courut vers elle et lui conta avec animation ce qui venait d’arriver.
— Je suis bien tombé. Quant au Lomov, on l’arrêtera, ou simplement on l’expulsera d’ici.
— Pauvre Lomov !
— Qu’est-ce que tu portes là ?
— Du pain blanc pour Marinka... Non, vraiment, c’est tout de même malheureux, ce qui vient d’arriver à Lomov.
Cet événement fit sur Kolia une plus grande impression qu’il ne s’y attendait. Il y songea toute la soirée, en parla avec son père et Varegnka, et le lendemain, de bonne heure, partit pour s’informer de Lomov. A peine avait-il franchi la digue, qu’il rencontra, portant du linge, la veuve Agrafena, chez qui logeait Lomov.
— Eh bien ! qu’a-t-on fait de ton barine ?
— Il est parti. Un barine si excellent ! Je remerciais Dieu jour et nuit, de me l’avoir envoyé. Et voilà qu’on la chassé.
— Et où est-il parti ? Est-ce que le commissaire l’a emmené.
— Pourquoi l’emmener, petit père ? fit Agrafena, comme offensée pour son bienfaiteur. On a voulu lui faire signer l’engagement de partir d’ici. Et il n'a rien voulu signer du tout. Et on en est resté là. Il est parti ce matin de bonne heure pour la gare.
— Pour la gare, et non pas chez Voronine. Tu sais bien, Voronine ?
— Je le sais, je le sais, petit père. Non, c’est pour la gare. Je m’en vais chez moi, qu’il dit, et puis je partirai pour le Caucase. "Allons, adieu, Agrafena", qu’il dit. Quel excellent barine!
Elle détourna la tête. Une larme roula sur sa joue ridée. Elle l’essuya du doigt et continua son chemin. Kolia se dirigea vers la maison en pensant à Lomov.
" Si le commissaire n’était pas intervenu, si le pope ne s’était pas offensé, que serait-il advenu ? Sa prédication aurait-elle agi sur le peuple ? L’aurait-elle converti ?"
Il se remémora la conversation entendue, et se dit encore :
"Oui, ils semblent peu sincères et insignifiants ; peut-être, lorsqu’on les envisage superficiellement... Et Tatiana, postée hier sur le seuil de son izba ? Qu’elle est belle !... Allons, laissons ces pensées d’oisif repu !"
Mais il avait beau se défendre contre ces pensées, elles ne sortaient pas de sa tête. Et s’il s’était sincèrement demandé ce qui ne cessait de préoccuper son esprit et son cœur depuis son arrivée à Dolgoïé ; il n’aurait pu que répondre : c’est Tatiana. Son imagination en était constamment hantée. D’ailleurs, presque chaque jour, et souvent plusieurs fois par jour, il la rencontrait. Hasard ou non, chaque jour, il se trouvait précisément là où elle était, et, de loin ou de près, il lui parlait et lui posait des questions banales. Tatiana rougissait, baissait les yeux et répondait timidement. Cette pudeur, teintée de malice, semblait mystérieuse et attirait davantage Kolia. Lorsqu’il la quittait, il souffrait de ne plus être auprès d’elle, n se rappelait alors tout ce qu’il lui avait dit, et se reprochait avec désespoir sa banalité.
"Mais alors je l’aime ? Alors, je l’aime au point que je ne puis pas me passer d’elle ?" Et craignant de fouiller en son cœur, il tâchait de se distraire, et cependant, chaque jour, cherchait à se rapprocher de Tatiana.
"Eh bien ! je l’aime, et après ? songeait-il, et je l’aime passionnément, bêtement. Qu’est-ce que ça fait ? Pourquoi serait-ce une chute ? Peut-être est-ce l’amour véritable ? Certainement, c’est l’amour véritable..."
La dernière fois, il avait rencontré la jeune femme sur la lisière de la forêt, où, seule, elle se reposait de nouveau auprès d’un grand sac rempli d’herbes. Elle était vêtue d’un sarafan (1) rouge, avec, sur les épaules, un fichu d’indienne blanche et rouge. Elle jeta un petit cri à sa vue.
— Ah ! que j’ai eu peur ! fit-elle en souriant.
— Et de quoi donc ? demanda Kolia décontenancé, s’arrètant devant elle.
— Mais je pensais.
— Et à quoi ?
— A mon existence.
— Quoi donc ?
— Qu’avez-vous besoin de le savoir ?
— J’ai entendu dire que tu t’entends mal avec ton mari : il te maltraite.
Il était de plus en plus oppressé. Elle gardait le silence, baissant les yeux.
— Est-ce qu’il y a longtemps qu’il n’est pas venu te voir ?
— Lui ? Depuis Pâques.
— Et quand reviendra-t-il ?
— Est-ce que je sais ! Je ne pense plus à lui.
Elle eut un long sourire, ce sourire malin et significatif que Kolia lui connaissait si bien. Il se tenait devant elle, contemplant l’harmonie de son corps, ses bras puissants joints sur ses genoux, et les attaches fines de ses pieds nus. Sa pose même était gracieuse. Soudain le sourire disparut de ses lèvres. Elle fit un mouvement, et dit d’un air soucieux :

(1) Robe d’une seule pièce.