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obligatoires ; et j’étais occupé, aujourd’hui, à me demander comment j’allais me tirer du second, lorsque, parcourant les gazettes, je tombai sur cette phrase de M. E. Ledrain :

« Ce qui marque, au point de vue des idées, l’année qui vient de finir, c’est le progrès du fouriérisme en France. »

Parfaitement. Cette phrase, en toutes lettres, est dans Ledrain (ne pas prononcer dans le train !). Je veux dire qu’elle a paru ce matin, en tête d’un journal, sous la signature de l’écrivain de ce nom, qui était principalement connu jusqu’ici pour avoir pris l’habitude de traduire la Bible et d’éreinter Renan.

Mon premier mouvement, en lisant ces mots, fut de surprise. (Mettez-vous à ma place !) Je suis obligé d’avouer que j’ignorais absolument que le fouriérisme eût fait des progrès en France pendant l’année 1898. Je cherchais désespérément dans les recoins de ma mémoire la trace des données qui avaient pu suggérer cette opinion historique au savant exégète quand, poursuivant la lecture de sa chronique, je découvris ceci :

« Président de l’Union phalansiérienne, la plus nombreuse des deux fractions de l’École sociétaire, j’accomplissais un devoir d’enseignement, j’avertissais les philosophes et les politiciens qu’il y avait en dehors d’un impossible et tyrannique collectivisme, et en dehors des principes démodés de l’économie politique, etc., etc. « 

Ainsi M. Ledrain préside l’Union phalanstérienne, la plus nombreuse des deux fractions de l’École sociétaire.

Par conséquent, si le fouriérisme a fait des conquêtes et si ces conquêtes sont le trait le plus marquant de l’année écoulée, il en résulte que M. Ledrain, en présidant la plus nombreuse des fractions de l’école de Fourier, a présidé au progrès des idées et a été, pendant un an au moins, le porte-flambeau de la civilisation. Or, voilà ce dont il semble bien que personne ne puisse douter, et M. Ledrain moins que personne.

Convaincu par la rigueur logique de ce raisonnement, je m’étais résolu à adopter la thèse de mon éminent confrère, et j’avais déjà placé sur ma table son article afin de le démarquer commodément ; mais, au moment de commencer ce petit travail, il me vint un scrupule qui me replongea dans un abime de perplexités.

Défiant comme je le suis des fantaisies du sens propre et des mouvements désordonnés de l’individualisme intellectuel, je me garderais bien d’avoir sur l’année 1898, ou sur une autre année, ou sur n’importe quoi, un avis qui ne fût appuyé par des autorités décisives. Ce n’est certes pas en mon nom personnel que j’oserais discuter une assertion d’un maître incontesté de la pensée, comme l’est M. Ledrain.

Mais il me ressouvint d’avoir lu des articles ou des livres de quelques autres maîtres non moins incontestés, qui n’étaient pourtant pas du tout d’accord avec le président de l’Union phalanstérienne.

M. Paul Leroy-Beaulieu, par exemple, n’admet pas le moins du monde que les principes de l’économie politique soient démodés, et M. Jaurès jure que le collectivisme n’est pas impossible et ne serait nullement tyrannique. Et je ne sais si M. Jaurès et M. Leroy-Beaulieu président une société, ou une fraction plus ou moins nombreuse de société ; mais ils sont les lumières, l’un de l’école économiste, l’autre de l’école collectiviste ; et chacun d’eux croit aux progrès de son école, et considère les progrès de cette école comme le fait le plus intéressant de l’année, voire du siècle.

Et Auguste Comte a laissé des disciples qui considèrent, comme lui, que toute l’histoire et la préhistoire ne sont que la préface du positivisme.

Mais, pour M. Brunetière, l’année 1898 est essentiellement l’année où s’est réveillé le besoin de croire ; tandis que cette même année est :

Pour M. de Vogüé, celle où fut démontrée (suivant lui) la raison d’être des opérations de police un peu rudes ;

Pour M. Demolins, celle où éclata la nécessité de se faire Anglo-Saxon ;

Pour M. Bonvalot, celle où naquit une nouvelle ardeur de colonisation ;

Pour M. Jules Lemaitre, celle où se révéla le devoir de suivre les leçons de Demolins et de Bonvalot ;

Etc., etc.

En outre, c’est « au point de vue des idées » que M. Ledrain recherchait la caractéristique de la dernière année. Ce point de vue n’est pas le seul. Un homme politique, un romancier, un auteur dramatique, peuvent avoir, eux aussi, leur opinion sur l’année 1898, bien que les idées n’aient pas grand’-chose à voir avec la littérature et la politique qu’on nous fait aujourd’hui.

Il n’en est pas moins vrai que l’événement capital de cette année est pour M. X…, député, d’avoir failli décrocher le sous-secrétariat des postes et télégraphes ; pour M. Y…, poète lyrique, d’avoir eu un acte en prose reçu à correction aux Bouffes-du-Nord ; et pour le lutteur Pons, du Casino de Paris, d’avoir été proclamé champion du monde après avoir mis Pytlasinski hors de combat.

N’objectez pas que ce sont là des affaires privées