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une cognée. Apre, dans le grand silence, l’invisible hache blessait ; on n’entendait pas gémir le tronc blessé. Elle, soudain, comme blessée, éclata en sanglots… Elle fondit en larmes désespérées… Elle pleurait. Au loin la hache frappait. Les hauts bûchers, tout alentour, fumaient lentement.

Et vous trouverez dans le livre de Jean Dornis trois ou quatre élégies lyriques de M. d’Annunzio qui valent celle-là.

Mais la gloire de MM. Fogazzaro et d’Annunzio est faite. Songeons aux poètes très distingués que compte l’Italie contemporaine et que nous ne connaissons pas. Il en est de charmants ; il en est d’émouvants, il en est de tragiques. Ils ont tous une imagination toute frémissante et qui vibre au moindre choc.

Il en est de charmants. Voyez cette rêverie familiale de Guido Mazzoni, sur un Trousseau de clefs :

Vrai symbole de la famille, la tremblante aïeule l’a confié à sa fille. La bonne mère le donna à sa bru à sa dernière heure. Sonnantes sur le tablier, de chambres en escaliers, elles vont, elles courent, du matin au soir par la maison. Joyeuses et nettes, elles haïssent la rouille ; elles méprisent l’ennui des heures perdues. La nuit seulement, lorsque la maison se tait, bien en ordre, elles ont la paix. Jamais elles ne tremblèrent sous des doigts fébriles pour cacher de vils secrets. Jamais elles ne se fourvoyèrent, complices louches de troubles menées. Leurs voix grêles sonnent : « Paresseux, éveillez-vous, déjà je vous attends. » Accorte et joyeuse, légère et gaie la ménagère est en marche.

N’est-ce pas du meilleur goût antique, et cet épigramma pour un trousseau de clefs n’est-il pas comme une réplique à l’épigramma charmant de Théocrite « pour une quenouille » ?

Il en est d’émouvants et de délicieusement tendres comme ce Ugo Fleres, qui sait si bien faire tenir toute une vie humble, douce et triste dans le cadre étroit et frêle de cinq petits couplets précis et nets. Comme ces hommes-là sont bien toujours les héritiers d’Horace, et comme l’odelette, au contour gracieux comme celui d’un vase étrusque, est bien toujours leur fait !

La petite vieille blanche accroupie sur le mur bas de la demeure rustique, non pas rassasiée, mais lasse de vivre, regarde ; et à toutes les fleurs qui embaument la grande plaine, aux tendres oiseaux qui chantent aux alentours, elle, hochant sa tête blanche toujours tremblante, toujours semble dire : Oui.

Te souviens-tu des beaux jours lointains de tes printemps ? Et la petite vieille : « Oui. »

Te souviens-tu des soirs d’avril et des doux accords à la lueur de la lune, des bals, du premier amour, alors que ton cœur commença de fleurir ?

Et la petite vieille : « Oui. »

Te souviens-tu des prières près du premier berceau que ta grand’mère faufila ?

Et la petite vieille : « Oui. »

Te souviens-tu du jour où ta fille, belle comme une rose, devenue grande, avec ton gendre partit ?

Et la petite vieille : « Oui. »

Te souviens-tu de tous tes morts, de ton vieux, des chères amies, de tes belles années ? Oh ! comme tu es seule ! Veux-tu mourir avec le jour qui meurt ?

Et la petite vieille : « Oui. »

Il en est de tragiques, comme ce Arturo Graf, qui, fils d’une mère italienne et d’un père allemand, réunit en lui les tendances philosophiques, la mélancolie infinie et la sensibilité frémissante et frissonnante, homme merveilleusement doué pour sentir la douleur, merveilleusement doué pour la transformer en pensée, et partant pour rendre la douleur plus douloureuse. Ce poète du désespoir et de la mort, qui appelle sa muse « Méduse », et qui l’invoque sans cesse comme la reine des épouvantements, est admirable pour renfermer une terreur immense dans quelques vers froids et rigides comme des lames de glaive :

Quand tu seras enseveli, espères-tu avoir la paix éternelle ? Espères-tu la mort, espères-tu le néant ? Insensé insensé !

Quand tu seras délivré de ton corps, espères-tu que ces chaînes si lourdes seront brisées ? Insensé ! O insensé !

Prête attention à mes paroles. Cette servitude ne finira jamais. Tu ne mourras point ; tu ne mourras point ; tu ne te reposeras jamais.

Mourir, reposer, t’est interdit. En différents lieux, de forme en forme, d’une vie dans une autre vie, éternellement tu erreras dans une tourmente.

Et l’ardente et désespérée comtesse Lara, cette Louise Labbé italienne ; et la pitoyable, attendrie et farouche Ada Negri, magnifique d’éloquence et de fougue lyrique dans ses peintures des souffrances des humbles et des meurtris ; et l’aimable poète de l’amour romanesque Luigi Gualdo ! Et que d’autres !

Mais je n’ai voulu que mettre en goût. Il me semble que le poème de la sensibilité éloquente, quelquefois trop éloquente et un peu fastueuse en ses épanchements complaisants, c’est nous qui l’avons écrit de 1820 à 1840 ; ce sont les Anglais qui l’ont continué de 1840 à 1870 ; et ce sont les Italiens qui le poursuivent en ce moment « et le continueront sans pouvoir le finir ». — C’est un avis à donner et au public français et aux poètes français, qui croient trop volontiers qu’il est inutile, s’il n’est pas inélégant, de sentir. Cet avis au lecteur et aux auteurs le livre de J. Dornis le donne avec pièces à l’appui. Et c’est pourquoi j’en aurais voulu pouvoir parler plus longuement, et c’est pourquoi il faut le lire.

Émile Faguet.