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domine, et d’autres chez qui c’est la sensibilité. Et quand c’est la sensibilité, tant mieux pour celui-ci : il est grand poète, tout uniment, sans sortir de chez lui, ni de lui, et il s’en va vers la postérité sans déchet ni déchéance, contenant plus de « vérité générale » que quiconque, salué « plus humain » que n’importe quel, parce que la sensibilité ne change pas.

Et quand c’est l’imagination, don plus rare, cependant, à mon avis, tant pis un peu pour celui-ci, nonobstant ; parce que le tour d’imagination change de génération en génération et que ce qui était franche et pure imagination dans le demi-siècle qui précède, paraît rhétorique au demi-siècle qui suit…

Mais je m’égare. Encore est-il que le romantique est celui qui est un élégiaque lyrique, et qu’élégiaques lyriques sont tous les poètes italiens contemporains.

Je sais bien ; car vous n’ignorez pas que j’aime à ne point abonder dans mon sens ; qu’il y a en Italie toute une école vériste, réaliste, naturaliste, à moins qu’il n’y ait trois écoles, l’une vériste, l’autre réaliste, l’autre naturaliste, ce qui encore est possible. Mais, d’une part, cette école, ou ces écoles, n’est pas, ne sont pas très considérables ; d’autre part, vous voyez le lyrisme y poindre tout d’abord, très vite, et avant même que le programme vériste, réaliste ou naturaliste soit à moitié rempli. Certains poètes en Italie jettent les yeux plus loin que leur cœur et s’inquiètent de regarder les petits bourgeois, les hommes du peuple, les petits, les humbles, etc. Fort bien, et voilà des poètes qui ne sont pas des élégiaques lyriques. Lisez-les. Très vite, vous les voyez éclater en imprécations ou se répandre en lamentations à propos de ce qu’ils viennent de voir et de ce qu’ils tiennent de peindre à peine. Le génie lyrique et élégiaque les reprend, si tant est qu’ils n’aient pas jeté le coup d’œil rapide sur la réalité, seulement pour y puiser un motif de développement lyrique ou élégiaque. Ils ne sont pas si différents de leurs confrères ou de leurs rivaux que, peut-être, ils se l’imaginent.

Et surtout ils sont très rares. L’immense majorité des poètes italiens ne fait que des élégies et des odes. L’immense majorité des poètes italiens nous raconte mélodieusement ses peines de cœur. L’Italie est en plein romantisme.

Ce romantisme est quelquefois très savoureux. Sans parler de Fogazzaro et de son Livre de Miranda qui est un chef-d’œuvre de sensibilité vraie et profonde, la vraie « confession d’une jeune fille », le bréviaire même des âmes aimantes et douloureuses, et qui est certainement la plus belle œuvre poétique de cette seconde moitié de siècle, mais qui, Dieu merci, est assez connu ; — sans parler de Gabriel d’Annunzio… mais pourquoi non ? Ses vers ne sont pas si familiers aux Français que ses romans, et je ne puis pas me tenir de citer quelques fragments de ces élégies passionnées où revit toute l’âme d’un Tibulle, avec, en outre, cette âpreté suppliciante de mélancolie et ce grand sentiment de la nature, redoublant cette mélancolie même, qui sont choses modernes, pour notre malheur, hélas ! et aussi pour la grandeur de l’art.

Connaissez-vous ceci ? C’est admirable, même en français. Je ne sais pas si jamais plainte plus navrante est sortie d’un cœur humain ; et en même temps c’est composé comme un poème de Victor Hugo, peut-être avec une maîtrise plus sûre encore :

Toujours j’aurai dans les yeux ce paysage, ô silencieuse forêt nue, jamais oubliée !

Nous descendions doucement un escalier étroit où l’ombre paraissait de glace… Nous étions seuls. Une source rauque gémissait au pied d’une terrasse. Haut dans le ciel, l’antique château féodal montait. Des fumées étaient éparses dans le ciel comme de blancs flocons. Dedans courait un rire d’or ténu et les cimes nues de la forêt paraissaient s’évaporer dans cet or. Les fougères, sur les sommets, étaient de minces flammes d’or.

Elle se taisait, regardant. Mais son âme lourde, douloureuse, toute montée dans ses yeux, disait : « Je comprendrai, dans le doux silence, que nous aimions la vérité cruelle. Donc, c’est pour cela, ô mon unique ami, pour cela que tu m’as amenée aux chers lieux, où, un jour, je crus sentir en moi s’ouvrir le printemps ? »

Elle se taisait, les yeux au loin. J’entendais, moi, sa voix intérieure ; mais je ne répondis point. Je me tus. Je ne répondis jamais. Un sceau me fermait la bouche. Invinciblement, contre elle, du fond de mes entrailles je ne sais quelle haine montait…

A présent qui nous poussait dans le chemin ? Peut-être un souvenir. Et pourquoi franchîmes-nous la hauteur désolée ? Il y avait, sur cette hauteur, un bois taillis. Toutes les tiges dénudées, grises, grêles, surgissaient, égales, comme une armée de lances rangées en bataille. Ou plutôt, ô mon âme ! comme une longue solennelle rangée de cierges éteints dans l’air muet. Certes ils lui parurent tels tandis qu’elle passait. Elle songea à la mort. Je lus dans ses yeux : « Veux-tu donc que je meure ? Pourtant je ne t’ai jamais fait de mal. »

Toujours j’aurai dans les yeux ce paysage, ô silencieuse forêt nue, jamais oubliée.

Le ciel s’était obscurci. Quelque haleine rare éveillait un frisson dans les feuilles caduques. Des tas de charbons, çà et là, dans les clairières, pareils à de hauts bûchers dont les cadavres seraient déjà en cendres, lentement fumaient dans l’air ; les lentes spirales montaient en ondoyant ; lentes, elles se dissolvaient. Et sur le sol de feuilles mortes, sur cette tombe des automnes, les ombres marchaient. Cendres, fumées et ombres paraissaient ici suivre la grande loi. Comme les corps, comme les feuilles, comme tout, les choses pures de l’âme doivent se défaire et pourrir ; les rêves doivent se dissoudre en putréfaction. Homme, tu devras toujours éprouver la nausée de ce qui t’a donné l’ivresse…

Et tous les deux nous tressaillîmes en entendant frapper