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cerfs, des gazelles, des zèbres, des taureaux, des chèvres rares, des dromadaires. On annonçait ensuite que les chevaux antiques de bronze, transportés de Venise à Paris, après les triomphes de Bonaparte, allaient être érigés sur la place des Victoires et attelés au char triomphal de la République. Enfin, à la fête patriotique qui avait lieu le premier jour de l’année républicaine, c’est-à-dire le 1er vendémiaire, le gouvernement s’efforçait de rendre cette cérémonie imposante et superbe. Sur les affiches collées aux murailles, on pouvait en lire le programme ainsi conçu :

« Le dernier des jours complémentaires, à 7 heures du soir, le bruit du canon annoncera la fête du lendemain. A ce signal, on allumera sur les tours et les édifices les plus élevés de Paris des feux qui brûleront le reste de la nuit. A 8 heures du soir, le Conservatoire de musique exécutera un concert dans la cour du Palais national des sciences et des arts. Le 1er vendémiaire à la naissance du jour, il y aura salve d’artillerie. Dans chacun des temples décadaires sera dressé un autel à la Concorde. On lira sur sa base : « Paix à l’homme juste, à l’observateur fidèle des lois. » Cet autel sera placé près de l’autel de la Patrie. L’un et l’autre seront réunis par des guirlandes de chêne et de laurier. Autour, sera figurée l’image des grands hommes qui ont éclairé le monde et préparé la Révolution. Les autorités constituées seront présentes : par-devant elles sera porté un étendard sur lequel seront inscrits ces mots : « Le peuple debout est armé contre les ennemis extérieurs et intérieurs, pour l’intégrité de son territoire et le maintien de sa constitution. »

Mais toutes les grandes maximes, affichées par le gouvernement en ces fêtes publiques, toutes les entreprises officielles, tous les efforts individuels étaient insuffisants pour rendre à la société, si profondément bouleversée, l’enthousiasme des jours heureux. Le peuple en avait trop entendu et trop vu ; et en l’état de léthargie morale où il était affaissé, il lui fallait un aiguillon plus puissant pour le réveiller. Camille Jordan, un jeune député de Lyon, un éloquent et sentimental orateur, que Mme de Staël accueillait en son salon, fut le premier qui le comprit, le premier qui osa parler, à la tribune des Cinq-Cents, de ce besoin, inné en l’homme, d’un culte religieux. Son discours, pour le rétablissement des cloches[1], fut le premier assaut donné à l’indifférence dont la société était imbue. S’il ne réussit point, il laissa en germe dans les esprits l’espoir d’un retour au catholicisme. Les cloches devinrent un sujet de conversation et de discussions passionnées et l’on vit reparaître, dans les rues, des confessionnaux pour une destination inconnue.

Il y avait, au surplus, dans Paris, à côté du monde du plaisir, du monde officiel, un monde obscur et silencieux, de bourgeois, de rentiers, de petits nobles qui n’avaient point émigré. Ce monde-là, quoique très malheureux, attendait patiemment le retour de l’ordre, sentant bien qu’une grande nation civilisée ne pouvait vivre longtemps dans l’anarchie, et se fondant sur la faiblesse du gouvernement, sur le désarroi de la police, il entr’ouvrait discrètement ses salons. Les émigrés, rentrés sous des noms d’emprunt, ramonaient avec eux le charme des manières, la correction du langage, cette urbanité dans les idées que l’aristocratie avait toujours pratiqués. Les belles résidences de la banlieue se trouvèrent bientôt habitées. Les familles réfugiées à Paris pour se soustraire à la fureur des paysans patriotes commençaient à délaisser leur appartement misérable et revenaient à leur domaine rural, afin d’y rétablir leur fortune par l’économie. On empruntait à douze pour cent, nous dit Lacretelle. Il fallait regarnir les forêts dépouillées de leurs futaies, rebâtir les murs écroulés et repeupler les étables vides. Quelques-unes de ces familles se trouvaient plus riches après cette traversée d’orages révolutionnaires. Elles avaient recueilli l’héritage de leurs parents morts sur l’échafaud, et les mariages, rendus faciles par cet accroissement de fortune, devenaient tous les jours plus nombreux et les naissances plus fréquentes.

Respectueux des traditions, préservé des souillures de la rue par l’éducation, ce monde-là vivait entre soi, fuyant la promiscuité des gens que l’on ne connaissait point la veille. On évitait les domestiques enrichis par des spéculations heureuses, qui s’empressaient d’éclabousser de leur morgue leurs anciens maîtres, devenus pauvres. Car on voyait, en ces années tristes, les descendants des Conti donner des leçons d’écriture pour subsister, et Laromiguière, l’illustre philosophe, s’offrir aux « Petites Affiches » pour des leçons de littérature. Après des souffrances inouïes, rompant leur exil, la plupart des émigrés avaient été forcés de mendier l’emploi le plus inférieur pour ne pas mourir de faim.

Taine cite M. des Écherolles, jadis maréchal de camp, qui tenait à Lyon un bureau de nouvelles diligences ; M. de Puymaigre, jadis possesseur de deux millions, qui devint contrôleur des droits réunis à Briey ; M. de Vitrolles, inspecteur des bergeries. Mais quelle que fut leur pauvreté, on reconnaissait toujours en eux des gens de bonne compagnie, de manières douces et polies, sachant se tenir à leur place, avec le souvenir de leur naissance qui les distinguait de la société nouvelle, à peine dépouillée de sa grossièreté native.

  1. Dans le peuple, ce discours lui valut le surnom de Jordan Carillon, de Jordan les Cloches.