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s’amusaient, qui recevaient les hommages des parvenus, ce fut un motif d’y aller aussi ; de même, manger du beurre et des œufs frais aux rendez-vous de la Muette. Et les théâtres se remplissaient chaque soir d’une foule impatiente de jouissances nouvelles, quoiqu’on y fût mal assis sur des bancs très incommodes. Commencé à 6 heures, le spectacle finissait avant 11 heures. On montait en voiture. Et les bouquetières, postées aux alentours, s’installaient sur les sièges d’intérieur, et pour vendre leurs bouquets et leur personne même, violentaient les récalcitrants et les embrassaient passionnément. Il fallut que la police mît fin à ces entreprises amoureuses.

Dans les petits théâtres des boulevards, les femmes surtout se plaisaient, attirées par l’inconnu, certaines de n’y être point remarquées et de prendre leur plaisir, avec autant de liberté que les petites ouvrières. Il y avait plus ! Vers « l’Ambigu-Comique, dit Mercier, il était une allée discrète où se tenaient de petits soupers nocturnes dont elles raffolaient ». Voilà jusqu’où allait le goût des distractions populacières.

Tout ce qui flattait les sens devenait à la mode. Les privations subies pendant la Terreur avaient excité tous les appétits et tous les désirs. Jamais les salles des restaurants n’avaient été si luxueusement décorées. Les dorures et les glaces y rayonnaient, le soir, aux grandes lumières des lustres. Méot dirigeait le restaurant le plus achalandé ; et au Bois de Boulogne triomphait le glacier Garchi, dont les buffets étaient surchargés des fruits les plus rares et les plus exquis. Car on prenait, en ce temps-là, comme une marque de supériorité toutes les dépenses extravagantes, et l’on n’honorait que les gens prodigues de leurs richesses. C’était la seule manière de se distinguer. Les titres d’aristocratie abolis et les livrées supprimées, ceux qui sortaient en voiture se trouvaient perdus dans la foule anonyme, puisque les voitures se ressemblaient, avec les mômes panneaux, sans aucun écusson et recouvertes du même vernis.

De vieilles femmes de la noblesse privées de leurs armoiries en étaient mortes de dépit. Quelques-unes, comme Mme de Coislin, dont parle Chateaubriand, ne sortaient plus de leur hôtel, confinées en compagnie de leurs chiens, dans une pièce où elles vivaient des souvenirs du passé et de moqueries sur le présent.

Oh ! quel contraste entre ces vieilles aristocrates et la société nouvelle ! Ce n’est plus dix ans qui ont passé, mais un siècle, sur toutes ces existences.

Les femmes avaient perdu tout sentiment de pudeur. La coquetterie n’était plus un désir de briller par l’agrément et l’élégance des atours, mais par l’étalage d’un costume effronté jusqu’à l’indécence. Une mode excentrique, rappelant les temps fameux de la Grèce, une mode allant jusqu’à la nudité, arrêta, vers la fin du siècle, les préférences des grandes coquettes. Il y avait eu « les Merveilleuses » au commencement du Directoire, coiffées de leur immense chapeau, garni de rubans et de fleurs. Puis, sous le chapeau, était apparue la perruque, de couleur et de formes différentes, suivant les heures de la journée. Ensuite, les femmes avaient découvert leur nuque, formé de leurs cheveux un chignon, et noué avec un ruban la masse de leur chevelure. La robe, de même, avait varié, en quelques années, de forme et de couleur. Les jeunes femmes qui se savaient belles et bien faites avaient adopté l’étoffe légère, presque collante et longue par derrière. Les seins, à peine couverts, étaient soutenus par une ceinture flottante, nouée par-dessous. La jupe, fendue sur le côté, laissait voir la jambe jusqu’au-dessus du genou et les pieds ornés d’anneaux d’or.

Pour les hommes l’étiquette changea en même temps que le costume. La jeunesse à la mode suivit d’abord Fréron et Lacretelle jeune, sous le nom de Jeunesse dorée, puis ce furent les Muscadins, enfin les Incroyables dont le costume, les manies, les gestes et le langage dominèrent jusqu’à la fin du Directoire.

En apparence, pourtant, il semblait que la vie se continuât, comme en un temps de paix et d’habitudes régulières. Chaptal, le chimiste distingué, dans une séance publique de la Société d’agriculture, racontait les efforts des habitants des Cévennes pour fertiliser le flanc aride de leurs montagnes ; le poète Delille publiait ses « Géorgiques » et « l’Homme des champs ». Le Moniteur imprimait les noms des examinateurs à l’École polytechnique nouvellement créée, et il indiquait la date des examens, en vendémiaire et en brumaire. On se préparait à transformer en jardin la cour du Louvre et à inaugurer la première de nos expositions publiques. Enfin, on installait un panorama, le premier qu’il y eût eu à Paris : une vue de la grande ville, prise du haut des Tuileries, à laquelle huit peintres avaient travaillé pendant soixante-dix jours.

Chacun s’efforçait maintenant à rendre le séjour de Paris agréable. Il y avait un heu charmant, absolument abandonné. Quelques journaux entreprirent d’y attirer les promeneurs. Ils s’unirent pour vanter le Jardin des plantes, disposé par le grand Buffon, disaient-ils, et dans lequel on retrouvait les restes de la ménagerie de Versailles, des lions, des lionnes avec de jeunes chiens ; des ours noirs et blancs ; des aigles, quelques loups et des louveteaux ; deux éléphants, les seuls qui fussent en Europe, à cette époque : au milieu des parcs, vivant en commun, des