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aura remplacé la suzeraineté actuelle du Sultan.

Dispensatrice des destinées musulmanes, elle opposera la clientèle de ses nouveaux administrés et l’ardeur de son apostolat anglican à notre latinité dégénérée. La démocratie française, qui s’obstine à ne point voir que la question d’Orient se résout par une question de nationalisation basée sur une idée religieuse, s’inclinera désespérée devant l’aube de l’orthodoxie et de l’anglo-saxonisme triomphants. L’Espagne en décadence et la mort de la Turquie politique seront les derniers incidents de ce drame séculaire.

L. Sevin-Desplaces.

LA FRANCE AVANT LE CONSULAT
1795-1800[1]

Cependant, à mesure que le Directoire se prolongeait, les petits boutiquiers reprenaient leurs habitudes de flânerie, de critique et de fronde, au seuil de leur porte. Ils avaient vu passer sous leurs yeux, comme un spectacle intéressant, les charrettes des condamnés pour la guillotine, n’osant manifester ni répulsion, ni pitié. Ils avaient lu, indifférents, les affiches ; ils avaient lu les brochures diffamatoires contre la République, aussi nombreuses que les affiches et payées par l’or de Pitt. Inertes, ils avaient subi le Vendémiaire des royalistes et la réaction républicaine de Fructidor, souffrant toujours de la rareté des ventes, de la dépréciation des assignats, mais se taisant dans la crainte du pire ; et maintenant qu’ils ne redoutaient plus les dénonciations, ni l’expiation suprême, ils s’unissaient à tous ceux qui eussent voulu, dans le gouvernement, plus de virilité et surtout plus d’honnêteté. Ils formaient la masse des mécontents prêts à se donner à un nouveau maître[2].

Oh ! la liste était longue de tous leurs griefs !

Lagarde, le secrétaire général du Directoire, Lagarde, disait La Reveillère-Lépaux, à qui l’on pouvait très justement appliquer cette observation, « que l’insolence est une médaille dont le revers est la bassesse », était accusé d’avoir dépensé plus de cent cinquante mille francs en frais de réparations et d’embellissements, dans les lieux qu’il habitait au Luxembourg. Il avait de nombreux chevaux, de superbes équipages ; et à sa maison de Suresnes, il avait fait transporter des glaces, des tapisseries, des porcelaines, des cristaux, une batterie de cuisine, qui appartenaient à la République.

Aux Cinq-Cents, Poulain-Grandpré apportait deux pièces qui contenaient les faits suivants : « Le 29 prairial an VII, le commissaire de police de la section du Théâtre-Français trouva 35 canons dans la cour du citoyen Oudot. Celui-ci répondit au commissaire que ces canons, primitivement au nombre de 44, pesaient 430 milliers de livres ; qu’ils venaient de l’arsenal de Metz ; qu’ils avaient été donnés, en payement, au citoyen…, charron, pour fournitures par lui faites à l’armée d’Angleterre, et cela sur l’autorisation du ministre Schérer ; que lui, Oudot, avait acheté ces canons à raison de 60 centimes la livre, et qu’il devait les revendre aux fonderies nationales. »

Et toujours aux Cinq-Cents, Doche, de Lille, se plaignait des dilapidations des agents du Directoire. Nos canons sont donnés en payement, disait-il. Un citoyen Gaillard avait reçu, pour sa part, 22 500 livres de canons de forteresse.

Puis c’était Rapinat, le beau-frère de Rewbell, l’un des cinq premiers directeurs, que l’on accusait d’avoir mis à sec les trésors de l’Helvétie conquise.

Et Trouvé, le destructeur de la Cisalpine par ses exactions, déchu enfin de sa carrière diplomatique, traînant à sa suite un cortège fastueux de laquais et trois caméristes pour sa jeune femme, Mme Thouin !… Et Faypoult, que sa brouille avec sa femme démasquait en toutes ses vilenies !… Et Palais, que Schérer appelait l’organisateur en chef de ses rapines: il fit perdre à la République un million, rien que sur une vente d’effets d’artillerie qui se trouvaient à Antibes, en étal de servir. Et Collet, et Savignac, et Lagorce, riches à plusieurs millions, après quelques années de service, eux qui, auparavant, n’avaient de crédit qu’au Mont-de-piété !… Et Peyras, qui, destitué pour vol de chevaux à Meaux, conservait son influence sur Schérer et tenait auprès de ses bureaux un cabinet public d’affaires ! Elles fournisseurs Gobert et Séguy gravement soupçonnés au sujet des cent millions fournis parle Portugal ; et Ramel, aussi, ministre de la Guerre durant quelques mois, accusé d’avoir passé le bail des Salines de l’Est et de s’être réservé une part dans les bénéfices, pour lui et ses employés ; et Masséna mettant en coupes réglées les richesses de

  1. Voyez la Revue des 17 et 24 décembre 1898.
  2. Le Thé, juillet 1897 :

    « Le peuple n’entend plus rien aux révolutions. C’est le plus mauvais parterre que l’on puisse avoir. Il ne répond plus aux invites. Il ne croit plus à la loi agraire, ni à la bonne foi des gouvernements, ni aux prêtres réfractaires, ni aux royalistes, ni à Louis XVIII, ni à la rentrée des émigrés, ni aux mensonges de l’Ami des lois, ni aux proclamations de Bonaparte. Il ne veut que la paix ; il ne demande que du travail. »

    « La lassitude est à son comble, écrivait Mallet du Pan, dès 1796. Chacun ne songe qu’à passer en repos le reste de ses jours. On ne vote plus, même quand il s’agit de se débarrasser d’administrateurs suspects. On ne pense qu’à soi et toujours qu’à soi. On ne pense qu’à piller et qu’à dépenser. Il n’existe plus d’opinion. On se moque de toutes les constitutions faites ou à faire. Tous sont plongés dans une sorte d’insouciance ou de léthargie sur leurs divisions politiques. Chacun ne se préoccupe plus que de boire, manger, jouir. »