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A la connaissance du devoir social, il faudrait d’ailleurs ajouter, entre l’école et le régiment, la pratique du devoir social. Pour cela, il faudrait intéresser adolescents et jeunes gens, du visu et de actu, à l’organisation des principales industries, aux besoins des travailleurs, aux œuvres de solidarité qui existent déjà en si grand nombre et par lesquelles on vient en aide aux ouvriers, aux vieillards indigents, aux pauvres, aux orphelins. Il faudrait en un mot, à l’exemple des Anglais et des Américains, poursuivre ce que l’on a appelé l’identité de l’éducation et de la vie, — ajoutons : l’identité de la vie extérieure et de la vie intérieure. M. Payot, qui est un de nos plus éminents inspecteurs d’académie, croit possible, même à l’école primaire ou après l’école, cette initiation pratique. De toutes les œuvres sociales, dit-il, « nos enfants ne savent rien, et quand ils entendront de furieuses déclamations contre l’état social actuel, ils seront incapables d’en empêcher l’impression sur leur esprit. » Les enfants du peuple, surtout, deviendront facilement révolutionnaires, « parce qu’ignorant l’œuvre considérable effectuée, ils croiront que tout est à faire, tandis que tout n’est qu’à développer, à améliorer ». Nous préparons nos jeunes gens à être dupes de toutes les panacées sociales, parce que nous ne les associons à aucune bonne œuvre ; « ils vivent dans les livres », sans contact avec la réalité et en dehors de l’humanité. Et M. Payot, dans une de ses belles pages, faisant un retour sur lui-même, nous dit que le matin, en allumant sa lampe pour le travail, il ne peut songer sans émotion aux milliers de prêtres, de savants, de poètes, de philosophes qui, depuis six ou sept mille ans, ont allumé la leur au petit jour pour s’efforcer d’augmenter notre pouvoir sur la nature et sur nous-mêmes. Selon nous, c’est ce sentiment de la solidarité, c’est cette reconnaissance envers les générations passées, c’est aussi l’amour anticipé des générations futures qui devrait être « l’âme » de l’école. Mais comment développer un vif sentiment de la solidarité sociale, sinon par la connaissance de tous les faits qui nous la montrent en action dans la société même ? La voix de la conscience individuelle s’amplifiera alors de tout le retentissement de la conscience commune, comme grandit le son du diapason lorsqu’on lui a donné « une base de résonance ».

III. — Il faut aussi organiser l’éducation au régiment et faire de la caserne, autant qu’il est possible, une école de moralisation. Certes, la caserne est, avant tout, un lieu où, en vertu des tristes nécessités de la paix armée, on enseigne le métier de la guerre ; il faut donc y enseigner sérieusement ce métier et ne pas nourrir la prétention d’y propager en même temps une foule d’autres connaissances, — géographie, voyages, découvertes scientifiques, — sous le prétexte de « meubler l’esprit » ou d’occuper des « loisirs ». Il ne devrait pas y avoir de loisirs. S’il y en a, retenez moins longtemps les soldats au régiment : ce sera autant de gagné pour la nation et pour les individus. Quatre cent mille jeunes gens à entretenir chaque année sont un lourd fardeau pour le pays, une perte pour l’industrie, le commerce, l’agriculture, les études libérales. Un tel sacrifice doit assurément être maintenu au degré nécessaire, mais il doit avoir des compensations. Il faut que la nation gagne, par la culture du patriotisme, de l’énergie et de la moralité sociale, ce qu’elle perd en temps et en argent, en forces vives. En outre, l’armée étant aujourd’hui la « nation en armes », c’est un aveuglement que de ne pas la faire servir au développement du véritable esprit national.

Tous les officiers éclairés se plaignent de ce qu’on prend plaisir à confiner le soldat dans le terre à terre des plus puérils détails d’« astiquage », dans l’amère ineptie de nomenclatures qu’il faut réciter imperturbablement. Un de nos généraux qui ont le plus d’autorité, le général Philibert, a pu publier une étude sous ce titre : L’Infanterie perd son temps (1897). Il nous montre les mutinées se passant à faire « par file à droite », par le flanc droit », « marquez le pas », etc.[1].

On s’efforce à bon droit de développer « l’esprit militaire », mais aujourd’hui, les « militaires professionnels » sont à part, et le gros de l’armée n’est autre que le gros de la nation. Comment donc voulez-vous que des jeunes gens enlevés à leur famille et à leur profession, et qui n’ont qu’une pensée, en finir le plus tôt possible avec la corvée du service, aient le vieil esprit militaire d’autrefois ? Ils ne peuvent avoir qu’un esprit moral et patriotique qui, joint à une instruction technique sérieuse, leur fera accepter et

  1. « Entrez dans une caserne à l’heure de l’exercice, dit un autre officier dans la Revue Scientifique (1897). Vous y rencontrerez une ou deux douzaines d’officiers se promenant le sabre au côté, devisant entre eux de choses et d’autres, de choses qui. la plupart du temps, sont plutôt banales. Ils roulent entre les doigts la cigarette qu’ils fumeront tout à l’heure pendant la pause… Ils ne se préoccupent guère de rattacher le service des places et le service en campagne à ces mouvements insipides, de maniement d’armes qui s’exécutent sous leurs yeux, et ils ne se mettent pas en peine de vivifier cet enseignement professionnel en y infusant les éléments moraux qui constituent l’éducation. L’apprentissage de nos jeunes Français, si vifs, si prime-sautiers, si ardents, se fait donc à froid et comme si on voulait momifier des intelligences pourtant alertes et ouvertes. » Le but du service à long terme, c’est de développer chez le soldat les hautes qualités morales qui lui sont indispensables pour faire bonne contenance en présence des fusils du champ de bataille. Est-ce avec le tableau d’emploi du temps résumé par le général Philibert qu’on en arrive à cette fin ? Évidemment non. L’exercice des champs de manœuvre « ne prépare pas à la guerre », et, d’autre part, « rien n’est tenté pour façonner les âmes ».