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ration haletante agite imperceptiblement la petite lampe suspendue aux chaînettes. Partout, dans cette chambre, des ombres se pressent, se heurtent, se dissimulant derrière le cadre aux images, chuchotant on ne sait quels secrets — murmure indistinct, murmure de désespérance ; elles sont d’une indicible tristesse, ces ombres mouvantes.

Mme Lovlev se lève, pâle, les yeux agrandis, hagards ; elle est très faible, elle chancelle.

Tout doucement elle s’approche du lit de Valodia. De toutes parts les ombres l’enveloppent, bruissent derrière elle, rampent à ses pieds ; légères comme des toiles d’araignée, elles tombent sur ses épaules, la regardent en pleins yeux, chuchotent d’inintelligibles choses.

Avec mille précautions, elle se penche au-dessus du lit. Valodia est très pâle. D’étranges ombres, nettement découpées, dansent sur les draps. On n’entend pas sa respiration ; il dort très calme, si calme que sa mère a peur…

Immobile, elle reste là, au milieu des ombres troubles, des ombres troubles qui soufflent les épouvantements.


Les hautes voûtes sombres de l’église sont pleines de mystère. Sous ces voûtes les chants de l’office du soir montent lentement, majestueux et tristes. Impassibles, dorés par la flamme jaune des cierges, les visages des saints se détachent sur l’iconostase, farouches. Les souffles chauds de la cire et de l’encens répandent dans l’air leur solennelle mélancolie.

Mme Lovlev a mis un cierge devant l’image de la Vierge ; elle s’agenouille et prie. Mais sa prière est distraite. Elle suit du regard la flamme vacillante du cierge qui se consume.

De grandes ombres tombent sur ses vêtements noirs, sur le plancher de l’église ; il semble que ces ombres disent « non » à toute espérance.

Elles se poursuivent, ces ombres, se cognent aux murs, puis vont se perdre sous les hautes voûtes, là où montent les chants majestueux et tristes.


C’est une autre nuit.

Valodia s’est réveillé en sursaut. Les ténèbres l’entourent et se meuvent, silencieuses…

Valodia a retiré ses mains de dessous la couverture ; il les élève en l’air et les agite d’un continuel mouvement. L’obscurité est si épaisse qu’il ne distingue rien ; mais il lui semble que des masses sombres s’agitent devant ses yeux…

Des masses noires, mystérieuses, lourdes de chagrins étouffés, de tristesses solitaires…

Mme Lovlev, elle non plus, ne dort pas. L’inquiétude la mine.

Elle allume une bougie ; tout doucement elle entre dans la chambre de son fils ; elle veut voir comment il dort.

Sans bruit, elle a entr’ouvert la porte, et, timidement, elle regarde le lit…

Un filet de lumière jaune glisse sur le mur, coupant d’une raie vive la couverture rouge. L’enfant tend ses mains vers la lumière, et c’est le cœur battant qu’il suit les ombres.

D’où vient-elle, cette lumière ? Il ne le demande même pas.

Les ombres l’ont pris tout entier. Une folie emplit ses yeux, ses grands yeux obstinément fixés sur le mur.

La raie de lumière s’élargit ; et les ombres courent, lugubres, pliées en deux, semblables à des voyageuses qui, en grande hâte, porteraient on ne sait où un faix de vieilles hardes lourd à leurs épaules.

Mme Lovlev s’approche en tremblant ; et, tout bas, elle appelle son fils :

— Valodia !

Valodia revient à lui. Ses grands yeux frémissants se portent sur sa mère ; puis il saute à bas de son lit et tombe aux pieds de Mme Lovlev ; il pleure, il lui embrasse les genoux.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! Mais que vois-tu donc dans tes rêves, Valodia ?


— Valodia, lui dit sa mère le lendemain matin, après le thé, il faut que cela ait une fin. Si maintenant, même la nuit, tu cherches tes ombres, tu tomberas malade tout à fait.

L’enfant baisse la tête ; il est très pâle, très triste. Ses lèvres sont agitées d’un tremblement nerveux.

— Sais-tu ce que nous allons faire ? Tous les soirs, avant ton travail, nous jouerons aux ombres, oui, tous deux. Veux-tu ?

Le visage de Valodia s’éclaircit pour un instant.

— Oh ! chère maman, fait-il d’une voix timide, comme tu es bonne !


Dans la rue.

Valodia revient du collège ; il se sent tout engourdi, comme inquiet. Il fait du brouillard ; il fait froid ; il fait triste. Noyées dans le brouillard, les lignes des maisons prennent un aspect étrange. Maussades, les silhouettes des passants semblent des ombres malfaisantes de sinistre augure. Tout paraît énorme, monstrueux. À un carrefour, un cheval de fiacre surgit, de grandeur démesurée, pareil à une bête fantastique.

Le sergent de ville a regardé Valodia de son regard mauvais. Perchée sur le toit d’une maison basse, une corneille lui a prédit malheur. Valodia est triste, triste d’une tristesse qu’il porte en lui, accablé, sans force devant l’hostilité des choses.