Page:Revue bleue Série 4 Tome 11 - 1899. djvu.djvu/186

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Mme Lovlev ne peut vaincre l’effroi superstitieux que lui inspirent les ombres. Il lui semble maintenant que, tout comme Valodia, elle va s’absorber, se perdre dans la contemplation de ces ombres détestées. Elle lutte pourtant, voudrait se rassurer elle-même.

— Mais c’est absurde ! pense-t-elle. Cette fantaisie lui passera et, bientôt, j’espère, il n’y pensera plus.

Mais son cœur se serre d’une angoisse secrète ; traquée par l’idée fixe, affolée, sa pensée court au-devant des douleurs certaines…

C’est durant les heures troubles du matin qu’elle descend en elle-même. Elle repasse alors sa vie tout entière, sa vie sans but, inutile, vide… succession ininterrompue d’ombres muettes qui se noient dans des ténèbres grandissantes.

« Pour qui donc ai-je vécu ? se demande-t-elle. Pour mon fils ? À quoi bon ? Pour qu’il devienne, lui aussi, la proie des ombres, maniaque à l’horizon étroit, rivé à des mirages décevants, à des reflets sans nom comme sans vie, ne concevant d’autre réalité que celle d’un monde irréel, monde de fantômes, monde de songes… »

Elle s’assied dans un fauteuil, près de la fenêtre, et elle pense, elle pense.

Si lourdes, si amères sont ses pensées !

Dans son angoisse, elle tord ses belles mains blanches.

Mais son esprit s’égare. Elle voit ses mains crispées, et déjà elle imagine les ombres qu’elles porteraient sur la muraille nue… Elle se lève, épouvantée.

— Mon Dieu ! s’écrie-t-elle. Mais je perds la raison !


Tous deux sont à table. Mme Lovlev examine son fils.

« Comme il a pâli, comme il a maigri, depuis que ce malheureux petit livre lui est tombé entre les mains ! Il n’est plus le même ni de caractère, ni de rien.

« Ne dit-on pas que le caractère change de ceux qui doivent bientôt mourir ?… Oh ! s’il allait mourir ?…

« Non ! non ! c’est impossible ! Mon Dieu ! mon Dieu ! »

Ses mains tremblent. Elle lève vers l’image sainte ses yeux pleins de terreur.

— Valodia, pourquoi ne finis-tu pas ta soupe ? demande-t-elle avec inquiétude.

— J’en ai trop, maman.

— Voyons, Valodia, pas de caprices. Tu sais bien qu’il faut manger de la soupe… pour grandir.

Valodia sourit et se remet à manger sa soupe, sans hâte. On lui en a servi une assiette trop pleine, aussi. Il se renverse sur le dossier de sa chaise, et, de dépit, il est tout prêt à dire qu’elle ne vaut rien, cette soupe. Mais, devant la figure bouleversée de sa mère, il n’ose pas ; et il sourit d’un pâle sourire.

— Maintenant, dit-il, je n’ai plus faim.

— Mais tu n’as rien mangé, Valodia. Et justement, aujourd’hui, nous n’avons que ce que tu aimes.

Valodia soupire. Il sait ce que cela veut dire « ce que tu aimes » ; il sait qu’on va le bourrer de force, et que ce soir, au thé, on va encore lui donner de la viande, comme hier.


— Va faire tes devoirs, mon chéri, il est temps. Mais sais-tu, pour être plus tranquille, laisse la porte ouverte : tu travailleras mieux ainsi.

Valodia s’assied à sa table. Mais cette porte, ouverte derrière lui, lui est insupportable. Devant cette porte ouverte, sa mère passe et repasse ; et cela aussi lui est insupportable.

— Je ne peux pas travailler comme cela, s’écrie-t-il en repoussant sa chaise avec bruit. Je ne peux rien faire quand la porte est grande ouverte.

— Valodia, qu’as-tu à crier ? lui demande doucement sa mère.

Mais déjà Valodia se repent, il pleure. Sa mère le caresse et l’encourage.

— Voyons, Valodia, tu sais bien que si je l’ai dit cela, c’est pour ton bien, pour que tu sois tout à ton travail.

— Maman, je t’en prie, reste auprès de moi.

Mme Lovlev prend un livre et s’assied près de la table. Pendant quelques minutes, Valodia travaille en paix. Mais bientôt la présence de sa mère lui devient une gêne. Et méchamment il pense qu’on le surveille comme un malade.

Il s’énerve, ne peut fixer son attention, s’agite sur sa chaise, se mord les lèvres. Sa mère a compris ; silencieuse, elle quitte la chambre.

Mais Valodia ne se sent pas plus calme ; il a des remords, maintenant, d’avoir si peu caché sa mauvaise humeur. Vainement essaie-t-il de se remettre au travail. À la fin il se lève et va chercher sa mère.

— Maman, maman, pourquoi es-tu partie ? demande-t-il timidement.


C’est une veille de fête. Devant les images saintes, les petites lampes sont allumées.

Il est tard. Tout repose. Mme Lovlev ne dort pas. À genoux dans la pénombre mystérieuse de sa chambre, elle prie ; elle prie et pleure tout ensemble ; elle pleure à gros sanglots comme pleurent les enfants.

Ses cheveux dénoués retombent sur son peignoir blanc ; un frisson secoue ses épaules. D’un geste suppliant elle croise ses mains contre sa poitrine ; ses yeux rouges de larmes s’attachent à l’icône ; sa respi-