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L’ÉDUCATION MORALE ET SOCIALE
DE LA DÉMOCRATIE[1]
III. — adolescents, adultes et soldats

Passant, comme toujours, d’un extrême à l’autre, nous avons d’abord cru en France, avec le « siècle des lumières », que l’universalité de l’instruction était le remède à tous les maux : aujourd’hui, beaucoup déclarent l’instruction moralement vaine et, le mot de banqueroute étant à la mode, ils s’empressent de proclamer la banqueroute de l’instruction généralisée. Ici encore, nous vérifions la parole de Joseph de Maistre : « Le défaut capital de ce peuple est l’impatience. » Dès la première année d’instruction universelle et obligatoire, on aurait voulu que la face du pays fût changée, et comme la statistique nous révèle une augmentation des crimes, la même précipitation de jugement nous la fait attribuer purement et simplement à l’instruction, quoiqu’elle remonte beaucoup plus haut. C’est la thèse que tous les journaux catholiques n’ont pas manqué de soutenir. Serait-il donc vrai de dire avec Sénèque : « La science avance, la vertu recule, » et avec le vieil Érasme : « Je vois que l’esprit se cultive, mais je ne vois pas que personne en devienne meilleur ? » Non ; mais outre que la fréquentation régulière de l’école n’est pas assurée, il faut reconnaître l’insuffisance de la culture simplement intellectuelle. Un socialiste, M. Enrico Ferri, a eu raison de dire que l’instruction pure, quand elle n’a pas l’éducation pour alliée, ne fait souvent que fournir des armes nouvelles au crime. En outre, la principale raison qui explique l’insuffisance des résultats moraux et sociaux obtenus jusqu’ici par notre enseignement primaire, c’est qu’il manque de son complément indispensable : je veux dire l’extension régulière aux adolescents et aux adultes.

De l’école au régiment, de la treizième à la vingtième année, c’est l’âge critique de la jeunesse, c’est celui où la statistique criminelle constate les chiffres les plus effrayants et la plus rapide montée du vice ; c’est l’âge où les enfants, rendus en apparence à leurs familles, sont le plus souvent livrés à eux-mêmes et à leurs camarades vicieux ; c’est l’âge enfin où ils sont « moralement abandonnés ». Et lorsque, de l’atelier ou des champs, le jeune homme passe au régiment, est-ce là qu’il apprendra la morale ? Ou plutôt, s’il a encore quelque innocence, n’y sera-t-U point par trop « déniaisé » ? S’il a encore quelques convictions, son esprit n’y sera-t-il point par trop « émancipé » ? L’État soumet jusqu’à vingt ans les enfants à la puissance paternelle ou à celle d’un tuteur ; comment donc, pendant la même période, leur refuserait-il lui-même sa tutelle, alors que les autres protections, au sortir de l’école, ont une insuffisance démontrée ? En face de la famille impuissante ou pervertie, l’État n’a-t-il rien à faire ? N’a-t-U rien à dépenser pour créer une organisation d’ensemble qui assure l’éducation « avant la vie » ? C’est moins à l’école qu’après l’école que les connaissances morales et sociales devraient être répandues : il faut donc instituer fortement et méthodiquement la seconde éducation du peuple, de laquelle, à vrai dire, tout dépend.

I. — De l’enquête officielle que M. Édouard Petit, alors professeur au lycée Janson-de-Sailly, fut chargé de faire sur les œuvres complémentaires de l’école, se dégage une impression générale ; c’est que partout, au Nord comme au Midi, dans les agglomérations urbaines comme dans les communes rurales, dans les centres agricoles, commerciaux, industriels, la nécessité de donner son lendemain à l’école est apparue nettement aux yeux de tous. On s’est rendu compte, même dans les cantons les plus arriérés, que l’action de l’école s’arrête trop tôt et que trop tôt l’enfant est ressaisi « par la paresse et l’incuriosité ». D’une part, le progrès général des sciences et de leurs applications, joint aux difficultés de l’existence dans la mêlée des intérêts, rend indispensable un ensemble de connaissances théoriques et pratiques, dont l’assimilation n’est plus possible à l’enfance et l’est seulement à l’adolescent, « à l’heure où le cerveau s’ouvre aux idées générales », où l’on éprouve vraiment et fortement le besoin d’apprendre, où l’on veut et où l’on peut profiter du savoir acquis. D’autre part, l’effet moralisateur de l’école est bientôt perdu chez l’adolescent ou le jeune homme, livrés à toutes les suggestions mauvaises. Aussi la pensée des promoteurs du mouvement actuel est-elle non seulement d’instruire, mais encore et surtout d’élever ces milliers d’écoliers et d’écolières de la veille qui, brusquement, sont saisis par la ferme, la boutique, l’atelier, et en qui l’apprentissage du métier doit se doubler de « l’apprentissage du caractère ».

On s’est depuis longtemps préoccupé des adultes ; mais ce n’est pas sur eux qu’il importe d’agir avant tout ; c’est sur les enfants qui, en ce moment même, vont sortir de l’école. Les adultes ont déjà leurs habitudes, bonnes et surtout mauvaises, dont aucun sermon ne les fera changer. Mieux vaut se préoccuper d’une direction efficace à établir après l’école même, ou plutôt à continuer sans interruption. Gardons-nous donc de confondre avec l’enseignement des adultes celui des adolescents, destiné à maintenir sur les élèves, au sortir de l’école primaire, une direc-

  1. Voyez la Revue des 17 et 24 décembre 1898.