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cesse Marceline me rend la vie. Je t’embrasse. Qu’on fasse du feu. Peut-être la santé me reviendra-t-elle. À toi jusqu’à la mort.

Ch.

Mais la santé ne revint pas. Il se trompait. Ses jours étaient comptés. Une fois à Paris, il se sentit trop faible pour reprendre ses cours ou pour composer. Autour de lui planait la mort. Le choléra fauchait tous ses amis.

Comment vas-tu ? — écrit-il à Grzymala ; — j’espère que l’air de la campagne te fera grand bien. Je vais me promener quelquefois au bois de Boulogne. J’ai envoyé promener les médicaments. Tout le monde déserte Paris, les uns par peur du choléra, les autres par peur de la révolution. De Rosières est de retour. Delphine Potocka est depuis longtemps à Versailles. Sais-tu que Kalkbrenner est mort ? Le fils du vieux Delaroche est mort aussi. Les Écossaises, de retour l’autre jour, m’ont dit que le duc de Noailles va mieux, mais que le roi Charles-Albert est mort à Lisbonne. J’ai eu la visite, l’autre soir, de Jenny Lind. Elle a chanté. Dans l’assistance : Delphine Potocka, duchesse de Beauvau, baronne Nathaniel de Rothschild. Mme Catalani, avec laquelle la baronne avait fait connaissance chez moi, est morte du choléra. Aujourd’hui Pleyel est venu me voir. Oh le brave homme ! Pendant dix jours, n’ayant pas vu Gulman, j’avais peur qu’il ne fût malade. Il n’en est rien. L’épidémie décline dans la capitale. Delacroix est à la campagne depuis une semaine. Donne-moi de tes nouvelles.

Ch.

Cette lettre est la dernière. Le grand musicien languit encore quelques mois, ayant quitté le square d’Orléans pour la rue de Chaillot, et celle-ci pour le no 2 de la place Vendôme. Uk s’affaiblissait, mais dans la douleur. Liszt a laissé le récit, sublime cette fois, exempt de toute emphase, de ses derniers moments :

« Le dimanche 15 octobre 1849, des crises plus douloureuses encore que les précédentes durèrent plusieurs heures de suite. Il les supportait avec patience et force d’âme. La comtesse Delphine Potocka, présente à cet instant, était vivement émue ; ses larmes coulaient. Il l’aperçut debout au pied de son lit, grande, svelte, vêtue de blanc, ressemblant aux plus belles figures d’anges qu’imagina le plus pieux des peintres. Il put la prendre pour quelque céleste apparition. Un moment vint où la crise lui laissa un peu de repos ; alors, il lui demanda de chanter. On crut d’abord qu’il délirait, mais il répéta sa demande avec instance. Qui eût osé s’y opposer ? Le piano du salon fut roulé jusqu’à la porte de sa chambre ; la comtesse chanta, avec de vrais sanglots dans la voix. Les pleurs ruisselaient le long de ses joues ; jamais ce beau talent, cette voix admirable, n’avaient atteint à une si pathétique expression.

« Chopin sembla moins souffrir pendant qu’il l’écoutait. Elle chanta le fameux cantique à la Vierge, qui, dit-on, avait sauvé la vie à Stradella : — Que c’est beau, mon Dieu, que c’est beau, dit-il ; encore, encore ! » Accablée d’émotion, la princesse eut le noble courage de répondre à ce dernier vœu d’un ami et d’un compatriote. Elle se remit au piano et chanta un psaume de Marcello. Chopin se trouva plus mal, et tout le monde fut saisi d’effroi. Par un mouvement spontané, tous se jetèrent à genoux. Personne n’osant parler, on n’entendit plus que la voix de la comtesse ; elle plana, mélodie céleste, au-dessus des soupirs et des sanglots qui en formaient le sourd et lugubre accompagnement. C’était à la tombée de la nuit ; une demi-obscurité prêtait ses ombres mystérieuses à cette scène. La sœur de Chopin, prosternée près de son lit, pleurait et priait ; elle ne quitta plus guère cette attitude tant que vécut ce frère si chéri d’elle. »

Il mourut deux jours après, le 17 octobre, à deux heures.

Ainsi disparut, dans l’atmosphère qu’il avait aimée, délicatement artificielle, vraiment noble et un peu snob, très voluptueuse et très éthérée, ainsi disparut magnifiquement ce grand poète musical. À la messe funèbre, on joua le Requiem, de Mozart, qu’il avait demandé, et il fut conduit à sa dernière demeure aux sons de la marche funèbre dont il était l’auteur. Meyerbeer, Auber, Halévy, Delacroix, Pleyel suivaient son cortège, — et sa tombe, au Père-Lachaise, est ornée d’un bas-relief, œuvre de Clésinger, époux de Solange, fille de cette George Sand qu’il avait tant aimée. La princesse Marceline, avec un soin pieux, recueillit toutes les reliques du maître ; sa famille les a rassemblées, à Cracovie, dans le musée Czartorisky, où sont réunies maintenant les dix-neuf lettres dont je viens de donner quelques extraits. On y trouve aussi un buste de Chopin, par Clésinger, et son masque, que le même sculpteur modela sur le cadavre à peine refroidi… Mais, dans un coin, on voit une simple photographie, la reproduction d’une esquisse au crayon que George Sand elle-même fit un jour de son ami. Ne fallait-il pas qu’il y eût quelque chose d’elle dans ce musée ? À Majorque, elle l’avait rappelé à la vie, peut-être à la raison. Et quand elle s’éloigna de lui, il mourut.

Pierre Mille.