Page:Revue bleue Série 4 Tome 11 - 1899. djvu.djvu/140

Cette page a été validée par deux contributeurs.

récitait sa leçon ; il s’est embrouillé. Alors Prouginine lui a crié : « Allons, en voilà assez ; asseyez-vous, stupide crétin ! »

— Et toutes ces gentillesses ne tombent pas dans des oreilles de sourds, dit Mme Lovlev en souriant.

— C’est un butor que ce Prouginine !

Valodia se tut un instant ; il poussa un long soupir et ajouta d’une voix dolente :

— Et puis ils se dépêchent tant, toujours !

— Qui ça, ils ? demanda la mère.

— Les maîtres, donc ! C’est à qui expédiera son programme le plus vite, pour repasser ensuite et préparer les examens. Si on leur demande une explication, ils vous traitent de carotteur qui veut faire traîner la classe exprès pour qu’il n’y ait pas d’interrogations.

— Mais vous pouvez leur poser des questions après la classe ?

— Après la classe ! Mais c’est encore pis ! Ils sont bien trop pressés de rentrer chez eux ou d’aller faire leur cours au collège des filles. Et c’est tout le temps comme cela : à dix heures, géométrie ; à onze heures, grec.

— On n’a pas le temps de s’ennuyer !

— Ah ! non, pas plus qu’un écureuil en cage. Mais tu sais, maman, ce n’est pas drôle à la fin.

Mme Lovlev eut un léger sourire.


Après le dîner, Valodia s’en alla dans sa chambre, faire ses devoirs. Cette chambre est complètement à l’écart des autres, comme un vrai cabinet d’étude. Mme Lovlev veut que Valodia s’y trouve bien : rien n’y manque de ce qui constitue une garniture de bureau complète. Personne ne dérange Valodia quand il travaille ; sa mère elle-même n’entre pas à ces heures-là. Plus tard seulement, s’il le faut, elle vient l’aider.

Valodia était appliqué ; c’était ce qu’on appelle un enfant intelligent. Mais, ce soir-là, il ne faisait rien qui vaille. Obstinément les plus désagréables souvenirs lui repassaient par la tête. Il croyait entendre encore les plaisanteries des maîtres, blessantes ou brutales, dites sans malice peut-être, mais dont l’impression ne pouvait s’effacer de son âme d’enfant.

Justement les dernières classes avaient été assez mauvaises ; mécontents du travail des élèves, les maîtres avaient déclaré que « cela ne pouvait pas marcher comme ça ». Et il semblait que leur méchante humeur se communiquât à Valodia ; des pages de ses livres, des feuillets de ses cahiers, un souffle d’irritation sourde montait en lui.

Hâtivement il passait d’un devoir à l’autre, ne se fixant à aucun. Et cette précipitation désordonnée, absurde, inutile, et dont il devait prendre son parti, s’il ne voulait, à son tour, être traité de « stupide crétin », l’exaspérait. Il bâillait d’ennui, d’impatience, ne tenant pas en place, s’agitant nerveusement sur sa chaise.

Il savait pourtant que les devoirs devaient être faits, les leçons apprises, que c’était chose importante, que de cette chose-là son avenir dépendait ; et, consciencieusement, il reprenait la tâche ingrate.

D’un brusque mouvement il déposa sa plume : il avait fait une petite tache d’encre sur son cahier. L’ayant examinée avec attention, il décida qu’il pourrait la gratter avec son canif. Il fut tout heureux de la distraction.

Il n’y avait pas de canif sur la table. Machinalement Valodia mit la main à sa poche. Comme tous les gamins de son âge, il avait là un vrai magasin où s’assemblaient les objets les plus invraisemblables ; en même temps que son canif, il retira un cahier de papier qu’il ne reconnut pas tout d’abord. Mais, avant même de l’avoir regardé, il se rappela la brochure des ombres, et cette découverte le remplit de joie.

Oui, c’était bien cela : c’était bien la petite brochure grise que, tout occupé de ses devoirs, il avait oubliée.

Lestement il sauta de sa chaise, disposa la lampe près du mur, jeta un coup d’œil inquiet sur la porte fermée — personne n’entrerait, au moins ? — puis, après avoir ouvert la brochure à la page connue, il s’ingénia, croisant les doigts de ses deux mains, à reproduire le premier dessin. L’ombre se profila, mais indistincte, informe ; il s’y prenait mal sans doute. Valodia déplaça la lampe, l’avançant d’abord puis la reculant ; patiemment, à plusieurs reprises, il modifia l’arrangement de ses doigts ; enfin, après de multiples essais, il vit apparaître sur le mur blanc la tête de femme au grand chapeau bicorne.

Valodia était enchanté. Il inclinait les mains, remuait légèrement les doigts ; et la petite tête saluait, souriait, faisait d’amusantes grimaces.

Il passa à la seconde figure, puis à la troisième. Aucune ne réussissait du premier coup ; mais toutes finirent, tant bien que mal, par lui donner le résultat cherché.

Une demi-heure s’écoula de la sorte. Valodia avait tout oublié, devoirs, collège, le monde entier…

Tout à coup, des pas bien connus se firent entendre derrière la porte. Valodia rougit, fourra la brochure dans sa poche, remit précipitamment la lampe à sa place, non sans avoir failli la renverser, et se coucha sur ses cahiers. Sa mère entra.

— Allons prendre le thé, mon petit Valodia, dit-elle.

Valodia fit mine d’ouvrir son canif pour gratter la tache d’encre. Mme Lovlev lui posa tendrement les