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fait sensation. Quant à moi, j’ai même admiré le vieux Wellington sous la logo de la Reine ; il avait l’air d’un vieux chien monarchique dans sa niche, gardant sa maîtresse couronnée. J’ai fait connaissance plus ample avec Jenny Lind. Elle m’a envoyé une loge. J’étais bien placé, aussi ai-je bien écouté. Extraordinaire cette Lind. C’est un « Suédois » excentrique, mais non dans son cadre habituel, tout resplendissant des aurores polaires. Elle chante avec une pureté extrême, son piano est aussi ferme qu’un cheveu. (?)

Les stalles coûtent deux guinées et demie (65 fr. 50).

Ch.

En juillet 1848, cédant aux instances de son élève, miss Stirling, à laquelle il avait dédié le Nocturne dangereux, Chopin alla en Écosse, chez lord Thornfish. Choyé, adulé, fêté, il disait à son ami Grzymala :

Perthshire, dimanche.

Ni poste, ni chemin de fer, ni équipage, même pas de promenade, ni bateau, ni chien qu’on pourrait siffler.

Ma vie très chère ! Au moment où j’ai commencé une lettre à ton adresse sur une autre feuille de papier, on m’apporte une lettre de toi et une de ma sœur. Le choléra les a épargnés jusqu’à présent (elle et son mari). Mais pourquoi ne me dis-tu rien de toi ? Tu as la plume plus facile que moi, puisque depuis une semaine, depuis mon retour de l’Écosse du Nord, j’essaie en vain de t’écrire. Je sais que tu as quelqu’un de malade à Versailles. De Rozières m’a écrit que tu as été chez elle et que tu étais pressé d’aller voir un malade. Serait-ce ton grand-père ? Je ne veux pas croire à une maladie de la petite-fille.

Je préfère espérer que c’est un étranger quelconque qui est malade. On ne parle pas du choléra ici. A Londres, l’épidémie a commencé. Avec ta lettre adressée à Johnston Castle, dans laquelle tu me dis avoir été au gymnase avec Sola[1], une autre lettre m’est arrivée d’Édimbourg qui me donne des nouvelles du prince et de la princesse Alexandre Czartorislcy et me dit qu’ils sont désireux de me voir. — Bien que fatigué, je me suis jeté dans un wagon, et j’ai pu les rejoindre à Edimbourg. La princesse est la bonté personnifiée. J’ai été ranimé par ce souffle natal qu’ils m’apportaient. Cela m’a donné la force de jouer à Glasgow, où tous les hobereaux de toutes les provinces environnantes sont venus m’entendre. Le prince et la princesse ont accepté à dîner le lendemain à Johnston Castle (distant de 12 miles anglais de Glasgow). Lord et Lady Murray, le vieux Thornfîsh étaient en admiration devant la princesse Marceline. Ils sont partis ensuite pour Glasgow, voir le lac Lomond et de là reprendre la direction de Londres et retourner sur le continent. Cette entrevue m’a donné une énergie nouvelle. Mais aujourd’hui je suis assommé par le brouillard. Pourtant par ma fenêtre j’aperçois un paysage féerique sur Stirling Castle, le même qui est décrit dans Robert Bruce. Le châtelain est un parent de nos Écossaises[2]. J’ai fait sa connaissance à Londres. Il a une magnifique collection d’œuvres des maîtres espagnols. Il a voyagé beaucoup et partout. Son salon est tout à fait cosmopolite. Les ducs et les lords s’y coudoient, surtout cette année que la Reine a visité l’Écosse. Hier, d’une façon imprévue elle passait en chemin de fer, car elle doit être à une date fixée à Londres. Mais le brouillard a empêché sa traversée par voie de mer, et force lui fut très prosaïquement de s’en aller au chemin de fer. Cela ne devait pas déplaire au prince consort, qui souffre du mal de mer, tandis que la reine, comme une vraie souveraine de marins, adore les traversées. Ce qui me navre, c’est que j’oublierai totalement le polonais ; je vais parler le français d’après l’anglais et l’anglais d’après l’écossais. Je me sens épuisé. Impossible de composer. J’ai des invitations pour chaque soir : la princesse d’Argyle, Lady Belhaven, etc.

Toute la matinée jusqu’à deux heures je flâne. Puis, une fois habillé, j’attends le dîner, où il faudra regarder ce qu’on dit et écouter ce qu’on tait. Mortellement ennuyé, je me dirige ensuite vers le salon, car là tous m’attendent pour m’entendre. Mon fidèle Daniel me monte chez moi dans ses bras, car les forces sont maigres, il me déshabille et me laisse enfin rêvasser jusqu’à un lendemain pareil. Et je ne puis même rester quelque temps en paix à une place quelconque, car mes Écossaises viennent me prendre pour m’exhiber à tour de rôle dans leurs familles. Tu verras qu’elles vont m’étrangler un jour par politesse, et moi je me laisserai faire par politesse aussi.

L’Angleterre l’ennuyait déjà, malgré la campagne et la vie de château, qu’il aimait tellement, par un impérieux besoin de confortable, de soins, et d’une certaine ambiance aristocratique, que Liszt a pu dire de lui : « Pour en jouir, acceptait une société qui ne lui convenait pas du tout. » Et puis, il se sentait mourir. Ses dernières lettres sont d’une atroce tristesse. Il voulait revoir la France, sa seconde patrie ; comme les malades, il ne se sentait plus bien nulle part. Un jour vint où, n’y pouvant plus tenir, il écrivit.

1849, mars, mardi.

Ma vie ! Aujourd’hui je suis couché toute la journée, mais jeudi je m’en vais de ce Londres bon pour les chiens en cette saison. De jeudi à vendredi je coucherai à Boulogne, et dans la journée du vendredi je serai place d’Orléans pour me coucher. En dehors de mes maux ordinaires, j’ai une névralgie et je suis enflé. Je t’en prie, recommande que les draps et les taies d’oreiller soient secs. Fais faire du feu à Mme Etienne. J’ai écrit à Des Rozières qu’on mette tapis et rideaux. Je paierai le tapissier de suite. Dis à Pleyel qu’il m’envoie n’importe quel piano jeudi, qu’on le couvre le soir. Et puis fais acheter un gros bouquet de violettes pour qu’il embaume le salon. Que j’éprouve encore un souffle de fraîcheur et de poésie pour passer dans ma chambre à coucher, dont je ne sortirai pas sans doute d’ici longtemps. Alors, à vendredi à Paris. Une journée de plus ici et je deviendrais fou. Mes Écossaises me cramponnent ; seule la prin-

  1. Solange, fille de George Sand.
  2. Il s’agit de Miss Stirling et de sa sœur Mrs. Erskine, élèves de Chopin.