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Manille les tient et ils sont obligés de faire un sort aux Philippines qui leur étaient absolument étrangères.

On assure que les populations de cet archipel ne seront pas capables de se gouverner par leurs lois et par leurs chefs, avant bien longtemps. C’est une opinion répandue parmi les maîtres du monde au sujet de tous les peuples opprimés auxquels on n’a pas permis de faire l’essai de la liberté, et, comme on apprend à se gouverner tant bien que mal, à la longue, après beaucoup d’échecs, ceux qui n’ont pas encore eu le droit d’essayer se trouvent, en effet, fort inexpérimentés.

Mais ils ont combattu pendant des siècles avec un courage indomptable contre les envahisseurs, et la perpétuité de leur résistance prouve peut-être qu’ils sauraient être libres s’ils n’étaient malheureusement les plus faibles. C’est déjà un premier point pour eux de rendre précaire et tourmentée la domination qu’on leur fait subir, et cette anarchie qu’ils entretiennent malgré les répressions sanglantes est la démonstration qu’ils ne sont pas nés pour une éternelle servitude.

Ce que l’on dit aujourd’hui des Philippins, on l’a dit des Cubains, on l’a dit aussi des Crétois, et les négociants de Londres et de Liverpool ne l’ont-ils pas dit de leurs congénères américains, tant que les États-Unis n’eurent pas pris le bon parti de conquérir par la violence le droit de montrer qu’ils seraient tout aussi instruits que la Métropole dans l’art de se gouverner eux-mêmes et comme il leur plaît ? Essayez voir si les Tagals ne sont pas capables de se passer de vous et de remplir leur fonction propre et originale dans la constitution politique de cet Univers ; et s’ils ne se gouvernent pas d’abord comme vous l’entendez et à votre façon, ils pourront répondre qu’il ne s’agit pas pour eux de se gouverner à votre façon, mais à la leur. Peut-être bien ne mettront-ils pas plus de différence entre le gouvernement de Manille et celui de Washington, que vous n’en avez mis, vous, entre le gouvernement de Washington et celui de Londres. En tout cas vous ne pouvez rien affirmer tant que vous n’avez pas essayé.

L’assemblée révolutionnaire de Malolos, qui s’est tenue, il y a quelques semaines, ne paraît pas déjà avoir été si maladroite et la qualification de révolutionnaire, après tout, est encore un de ces injustes sophismes par lesquels les conquérants se proposent de disqualifier ceux qui défendent leurs droits et leurs propriétés. Depuis trois cents ans les Philippins n’ont cessé de combattre, sous la conduite de leurs héros et de leurs martyrs, les Apolinario de la Cruz, les José Rizal, et combien d’autres dont les exploits et les prouesses nous sont inconnus, mais vivent dans la mémoire de leurs concitoyens ! Et s’il est vrai que, malgré tant d’atroces répressions, le gouvernement des Espagnols est devenu impossible, pourquoi y substituer aujourd’hui un autre gouvernement étranger qui n’a pas même à faire valoir les arguments plus ou moins spécieux de la domination castillane ?

A l’heure où nous sommes, l’amiral Dewey et les généraux américains sont profondément embarrassés: ils se portent des îles Visayas à l’île de Luçon et vice versa, errant dans ces détroits et dans ces baies, à la recherche d’une solution qui leur échappe. Ils attendent des renforts, dont ils ne sauront d’ailleurs quel usage faire, puisqu’ils ont terminé leur guerre avec les Espagnols et qu’ils ne sont pas en guerre avec les Philippins ; ils attendent aussi cette commission de législateurs et de politiciens yankees que M. Mac-Kinley leur envoie ; mais la commission ne leur apportera point de lumières, puisqu’elle vient au contraire en chercher elle-même auprès d’eux.

Une minorité imposante du Sénat américain est toute disposée à faire ajourner à une autre session du Congrès la ratification du traité de paix avec Madrid, plutôt que de comprendre dans ce traité une annexion des Philippines, qui leur paraît impraticable en fait comme en droit. A la session prochaine, la question ne sera pas plus claire : les Américains seront toujours dans cette situation où il leur est aussi difficile de rester que de partir.

Nous trouvons dans the North American Review un article du sénateur G. —G. West, qui, entre autres arguments contre l’annexion des Philippines, fait valoir que les Américains n’en pourront tirer aucim profit ni avantage commercial. Les États-Unis seront obligés, en effet, de supprimer les produits du jeu, les monopoles et loteries et les revenus de l’opium : toute cette politique économique ne saurait leur convenir. Or les statistiques de 1891 à 1895 évaluent les recettes à 13 579 900 dollars et les dépenses à 13 280130. Si on retranche du budget les sources de revenus dont nous parlions, l’équilibre du budget des Philippines est détruit, en sorte que les États-Unis sont obligés de choisir entre la ruine financière de leur nouvelle conquête ou l’adoption de mœurs et d’habitudes qui jurent avec leur constitution.

Dans la politique de guerres et de conquêtes, les Philippines sont un problème insoluble, un objet de dispute pour l’Europe, l’Asie et l’Amérique.

Dans une politique de paix et de liberté, les Philippines et les autres arclûpels, îles et détroits de l’univers sont les traits d’union des peuples, les routes et les stations du commerce.

Hector Dépasse.