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tion de cet archipel, de ces milliers d’îles, dont on ne sait pas même bien le nombre, et des peuples si différents qui y ont été jetés par les révolutions du globe et par les migrations anciennes ? Cet archipel formerait-il un nouvel État libre qui trouverait sa place dans l’Union américaine, en dépit de tous les obstacles ethnographiques et géographiques ? Il est situé dans un autre hémisphère, il fait partie de l’Asie, il ne possède aucun des traits de caractère qui pourraient le rendre capable de figurer dans l’Union américaine. On devrait changer même le nom des États-Unis d’Amérique, et les appeler les États-Unis d’Amérique et d’Asie !

Nous voulons bien des États-Unis d’Amérique et d’Asie et d’Europe et de tout notre univers humain !… On peut caresser ce rêve grandiose, mais sa réalisation paraît être aussi éloignée dans l’avenir que nous paraissent éloignées dans le passé les transformations géologiques de notre globe ; et l’on n’aperçoit vraiment aucun moyen pratique d’introduire aujourd’hui dans l’Union fédérale nord-américaine ces terres océaniques qui sont penchées d’une part sur l’Asie et de l’autre sur l’Australie.

On ne conçoit pas non plus comment ces Tagals, ces Bissayas, ces Malais prendraient rang, comme peuple autonome et État libre, dans une union d’États libres d’Amérique ; au moins faudrait-il leur demander leur consentement ; car la première condition pour figurer dans une fédération libre, c’est d’y apporter sa libre volonté. Le paradoxe serait trop extraordinaire de commencer par dépouiller un peuple de la possession de lui-même et de ses libertés naturelles les plus nécessaires, pour l’élever à la situation éminente d’État souverain parmi d’autres souverains. Que si l’on demandait d’abord aux Tagals leur avis, ils répondraient, par leurs représentants les plus éclairés, qu’ils n’éprouvent aucun désir de faire partie des États-Unis d’Amérique ; qu’ils sont parfaitement capables de se gouverner eux-mêmes, et qu’ils pourraient bien plutôt former les États-Unis du Pacifique, avec Bornéo, Java, les Célèbes et la Nouvelle-Guinée !

Ainsi, on n’aperçoit aucun moyen de faire une place aux Philippines dans l’Union des États qui ont aujourd’hui M. Mac-Kinley pour président ; mais on n’en aperçoit pas davantage un quelconque, par lequel on ferait de cet archipel une colonie à la façon européenne des États-Unis d’Amérique. Notre manière de coloniser, qui est la conquête pure et simple, par le droit de plus fort, soumet les peuples conquis à une administration et à des lois où ils n’ont eux-mêmes aucune part, leur prenant leurs terres, leur ôtant toute liberté économique ; cette méthode espagnole, portugaise, hollandaise, anglaise et française n’était jamais entrée dans l’esprit de Washington, de Munroë et des Yankees quels qu’ils fussent, jusqu’à notre époque ; puisque toute leur glorieuse histoire et la création même de leur république n’ont été qu’une protestation contre ce système auquel ils se sont arrachés, avec notre secours généreux, et puisque aujourd’hui même ils se sont portés au secours des Cubains afin de les arracher à la colonisation espagnole !

Si les Philippines ne peuvent pas être un État de l’Union et si elles ne peuvent pas être non plus une colonie à l’européenne des États-Unis d’Amérique, quel sort le gouvernement de Washington entend-il faire à cet archipel ? Le problème est certainement l’un des plus difficiles qui aient jamais été posés à des législateurs de peuples ; problème économique, politique, constitutionnel, géographique, naval et militaire, problème qui en contient dix autres, dont chacun peut tenir en échec le génie du plus fier vainqueur. On comprend que les États-Unis soient embarrassés, on le serait à moins. Un Napoléon et un César y perdraient eux-mêmes leur latin. Les États-Unis ont été pêcher dans les mers jaunes une perle qui pourrait bien éclater dans leurs mains. Ces terres océaniques sont pleines de volcans qui se cachent à des profondeurs inconnues et qui surgissent à la surface les uns après les autres, quand leur heure a sonné. Les États-Unis, pour s’adjoindre cet empire capricieux, sont obligés de modifier toute l’idée séculaire qu’ils se sont faite de leur propre destinée et de leur propre constitution. Il leur faut une flotte de guerre et des légions permanentes qu’ils enverront à Manille et à Ho-Ho, s’ils sont capables d’ailleurs de s’en emparer.

Aussi n’est-on pas étonné de l’opposition que le projet d’occuper les Philippines rencontre au Congrès américain et la commission que M. Mac-Kinley envoie dans ces lointains parages pour étudier le problème sur place aura à étudier des choses toutes nouvelles que Washington ne connaît pas. Tout d’un coup, à l’improviste, les États-Unis ont soulevé ce problème ; ils ont été eux-mêmes le chercher dans un autre hémisphère, ou bien ils y ont été conduits, sans s’y être attendus, par une de ces surprises dont l’histoire fourmille ; mais quand on commence la guerre et qu’on se jette dans ces grandes collisions armées, on ne sait jamais jusqu’où l’on ira ; le vainqueur lui-même se livre au hasard, au déchaînement des circonstances qu’il n’avait pas prévues ; et c’est ainsi que les États-Unis voulant aller à deux pas de chez eux, sur l’Atlantique, pour aider les Cubains, se sont vus portés en Asie, dans un autre monde, et ont été mis face à face avec une question extraordinairement ardue et inédite qu’il leur faut maintenant résoudre n’importe comment et coûte que coûte, car ils ne peuvent pas s’en aller comme ils sont venus.