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REVUE POLITIQUE ET LITTÉRAIRE

REVUE BLEUE

FONDATEUR : EUGENE YUNG

Directeur : M. Henry Ferrari

NUMERO 1.

4 » SÉRIE. — Tome XI

7 JANVIER 1899.

FRÉDÉRIC CHOPIN
d’après quelques lettres inédites.

Au moment où on célébrait en France le centenaire de Mickiewicz la Bibliothèque de Varsovie publiait treize lettres inédites d’un autre Polonais, qui lui aussi aima passionnément sa patrie : et son nom est plus familier à nos oreilles que celui de Mickiewicz ; la langue qu’il parlait était universelle. Lui aussi d’ailleurs vécut à Paris, y reçut le baptême définitif de la gloire. C’est Chopin.

Notre manière de prononcer son nom l’a si bien francisé qu’il est des gens qui ne savent plus quelle était sa patrie. Et il la perdit si jeune ! A vingt-neuf ans il donnait son premier concert à Vienne ; et deux ans après ce qui restait de la Pologne était rayé de la carte d’Europe.

Nulle âme ne souffrit plus que cette âme exaltée. La force alors ne prima pas seulement le droit, elle écrasa l’intelligence. Les Polonais eurent conscience d’être vaincus par des gens qui ne les valaient pas. Cette douleur intime fut pour beaucoup, au dire de tous ceux qui ont connu Chopin, dans la singularité de son génie. Ce peuple de Magnats, qui buvaient leur vin dans des gobelets de vermeil bosselés de médaillons, qui ferraient d’un seul clou les fers d’argent de leurs chevaux, pour étonner les peuples de l’éclat de leur générosité, tomba de la vanité fastueuse dans l’humiliation. Ses splendeurs orientales éclataient encore dans notre siècle. « Ils étaient comme les Hongrois », dit Liszt, qui connaissait les deux races, et qui rappelle qu’en 1820, le prince Nicolas Esthérazy étalait, au couronnement de Georges IV, un costume qui lui avait coûté plusieurs millions de florins. Le grand compositeur ajoute qu’il a encore vu, aux frontières lithuaniennes, des vieillards qui portaient des vêtements presque aussi riches, le Kontùsz garni de fourrures sans prix, le Zupàn de soie brochée écarlate, et des armes incrustées d’escarboucles, d’hyacinthes et de saphirs. Si la Pologne avait vécu, ce luxe se serait de lui-même évanoui comme il s’est évanoui en Hongrie ; car notre Europe n’en veut plus : mais la Pologne disparut dans une suprême révolte, et Chopin, élevé aux côtés du prince Radziwill, vit sombrer à la fois sa patrie, l’aristocratique milieu qu’il aimait, et une sorte de civilisation originale et colorée.

Cet artiste, dont la figure est aussi romantique que l’œuvre, était de plus un éternel malade. Il mourut phtisique à trente-neuf ans, après avoir toussé toute sa vie : et l’on sent dans son œuvre un ruissellement de pierreries, des froissements de soie contre de l’or, enfin les accents d’une âme et d’un corps malades et fébrilement amoureux. Car il aima deux choses, dit la revue polonaise qui a publié les lettres dont je vais parler : « Sa patrie, et une femme. »

La princesse Marceline Czartoriska possédait jadis un agenda où Chopin avait jeté des notes hâtives, et souvent bizarres. A la première page il avait dessiné la colonne du roi Sigismond à Varsovie, vue au clair de la lune. Au milieu, était intercalée une feuille jaunie, sur laquelle, d’une grande écriture ferme, étaient inscrits ces mots : « On vous adore. » Signé : George… C’était le traité de prise de possession de Chopin par George Sand.