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qui ne soit bon et aimable. Les actions les plus dures y sont présentées d’une façon si naturelle, qu’on ne peut s’empêcher de les approuver : on admet, sans l’ombre d’un reproche, que l’héroïne de l’Adultera abandonne son mari, qui est cependant un homme excellent ; on comprend que le baron de Rienacker se sépare de Madeleine, qu’il aime et qui l’aime : et lorsque le vieux comte vient sommer sa maîtresse de s’opposer au mariage de Stine avec son neveu, chaque lecteur a le sentiment qu’il aurait agi de même en pareille occasion.

Cette universelle indulgence pourra sembler puérile : j’avoue qu’elle me touche infiniment et que c’est elle peut-être qui me rend si chers les romans de M. Fontane. Je serais désolé que, sur ma recommandation, on les prît pour des chefs-d’œuvre : il leur manque je ne sais quoi de ce qui fait les œuvres éternelles. Mais je crois que dans un temps où les romans naturalistes, après nous avoir tous profondément passionnés, commencent à nous paraître froids et insupportables, le naturalisme particulier de M. Fontane acquiert, au contraire, une chance plus forte de nous séduire un instant. Ses livres sont malheureusement intraduisibles ; leur charme est si léger que le moindre contact suffit à l’évaporer.

J’ai vu M. Fontane, cet été, dans une rue de Berlin. C’est un petit vieillard aux cheveux gris et à la moustache grise, avec la figure d’un officier retraité. Il marchait d’un pas alerte, la tête très droite, correctement sanglé dans sa redingote. On m’a dit qu’il n’y avait pas d’homme plus doux, plus modeste, plus accueillant. Les jeunes écrivains allemands le vénèrent comme leur maître. Le grand public ne lit guère ses livres, mais Dieu sait ce que lit le grand puhlic, en Allemagne ! C’est un pays où la diffusion des lumières a été si rapide que tout le monde paraît en avoir été à jamais aveuglé.

Le talent de M. Fontane a reçu en revanche, cette année même, une consécration plus haute. C’est à M. Fontane qu’a été décerné pour moitié, — sous l’inspiration directe de l’empereur, — dit-on, le prix Schiller, destiné à récompenser, tous les trois ans, l’écrivain le plus remarquable de l’Allemagne. Et si au lieu d’adjoindre à M. Fontane, pour ce prix, un obscur poète de province, on était allé mettre sur la tête de Frédéric Nietzsche, dans sa maison de santé d’Iéna, l’autre moitié de la couronne, c’est vraiment les deux écrivains les plus remarquables, les deux seuls écrivains remarquables de l’Allemagne contemporaine que l’on aurait ainsi désignés à l’admiration de leurs compatriotes.

T. de Wyzewa


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SOUVENIRS
D’UN PRISONNIER DE GUERRE ALLEMAND[1]
(1870)
La citadelle de Besançon.


Misery acquaints a man with strange bedfellows.
(Shakespeare, Tempest.)



De la gare de Besançon, on me conduisit à pied à la Division, où l’on m’installa sur un banc dans une antichambre. Un va-et-vient incessant d’adjudants et d’officiers d’ordonnance : c’est tout ce qu’il me fut donné de voir pendant deux heures. Les gendarmes, qui n’avaient pas déjeuné, s’impatientaient. Enfin arriva un petit homme pâle, chauve, avec des yeux vifs et malins. Après m’avoir examiné d’un rapide coup d’œil, il tendit plusieurs papiers au brigadier de gendarmerie ; j’entendis mon nom, accompagné de la simple mention « à la citadelle ».

Je ne m’attendais pas à ce à la citadelle ; d’après tout ce qu’on m’avait dit dans mes lieux de détention précédents, je comptais sur une mise en liberté immédiate, et songeais déjà à me loger dans un hôtel. Je ne fus cependant pas outre mesure effrayé. L’idée me revint d’une visite que j’avais faite bien des années auparavant à la citadelle de Spandau ; et le mot de citadelle se lia dans ma pensée à l’image d’une tasse de bon café et d’une partie de cartes après un copieux déjeuner. Ma captivité, d’ailleurs, ne pouvait durer plus de vingt-quatre heures.

On me fit prendre un chemin montant. Nous passâmes, en sortant de la ville, sous une porte assez pittoresque, en forme d’arc de triomphe : derrière cette porte se dressait la cathédrale, une énorme église de style jésuite. Je me démanchai le cou pour la regarder en passant, sans cesser de monter, et au pasde course. Avec la maladie de cœur dont je souffre, et ma bronchite, cette course n’aurait pas manqué de me tuer, si je l’avais faite en liberté ; mais ce jour-là je m’en trouvai très bien. Sur le petit mur bas et large qui longeait la route, le personnel libre de la citadelle était étendu, et dormait avec une grande variété de poses étonnantes. La plupart, cependant, étaient couchés sur le ventre, et tenaient une de leurs jambes ou toutes les deux dressées en l’air, à angle droit. Quand nous les eûmes dépassés, la route déboucha enfin sur une place entourée de constructions irrégulières : sur

  1. Le morceau qu’on va lire est tiré du livre de M. Th. Fontane, Kriegsgefangen (Prisonnier de guerre), publié en 1872, et dont une édition nouvelle vient de paraître à Berlin, chez MM. F. Fontane et Cie.