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M. T. DE WYZEWA. — M. TFÎÉOnORE FONTANE.

forme plus absolument naiuralisic que celle d’aucun roman français. Cliampfleury lui-même dans les Bourgeois de Molinchurl, ni M. Girard dans Une bd’e ■ journée, n’ont mis autant de soin à relever tout le dé- tail des gestes, des paroles, des lieux. Les sottes réflexions du jardinier Dorr, les bavardages de sa femme, les explications d’un aubergiste de village, toutes ces choses qu’un romancier de l’ancienne école tiendrait pour étrangères à l’action, occupent autant et plus de place que les entretiens des deux amants; et Dieu sait de combien de sujets les deux amants s’entre- tiennent qui sembleraient eux-mêmes sans rapport avec l’action ! «Au lieu de faire ressortir l’amour de Madeleine et du baron, M. Fontane s’est efforcé de le dissimuler sous un amoncellement de circonstances indifft’rentes. C’est encore là une des règles du genre naturaliste. Les faits, dans la vie, n’ont pas plus de relief les uns que les autres : en isoler quelques-uns, sous prétexte que seuls ils ont de l’importance, serait les défigurer et quitter la réalité pour la con- vention. l ne dernière condition est de rigueur. Elle n’est pas, à dire vrai, directement impliquée dans la définition du genre naturaliste; mais on peut bien avouer au- jourd’hui que c’est elle qui donne à ce genre une grande partie de sou agrément; d’aucune autre, en tout cas, nos romanciers français ne se sont souciés autant que de celle-là. Cette condition capitale veut que le roman soit une façon de paradoxe : les person- ii;igeset les situations, tout en restant banals, doivent ri’pendant s’arranger pour offenser en quelque ma- iiii’re les bonnes mœurs, ou du moins l’ensemble des |in’jugés sociaux qu’on se croyait jadis tenu de res- ptTter. Il faut absolument qu’un roman naturaliste louche à quelque chose de défendu : peu importe d’ailleurs conunent il y touche, dans le choix de sou siijf’t ou dans le choix de ses détails; et peu importe à ([uni il touclie, pourvu que ce soit à une chose consi- diièo comme défendue par les conventions bour- ’_iiises.

ce point de vue encore, le roman de M. Fontane 

I ’alise l’idéal du roman naturaliste. .Madeleine et son .iiiiant ne se bornent pas à promenei- leur amour sous !<■ clair de lune : et si rien dans le détail n’est trop loniraire aux habitudes de la moralité moyenne, c’est Il revanche le sujet lui-même qui est aussi immoral (jii On peut le désirer. Il ne s’agit i)oint de séduction, ni de fiançailles rompues. Madeleine a eu des amants avant de rencontrer le baron; rien n’emi)êche qu’elle nrn ait après. Elle sait d’avance qu’il ne saurait être question d’un mariage; et sa mère aussi le sait, et M Dorr aussi, et personne ne s’avise, comme il con- viiiidrail, de trouver la situation criminelle. L’auteur lui-même ne s’en avise pas. Son livre est un paradoxe contre la conception (si l’on |)eut dire) malrimoiiiak du roman d’amour. Les mêmes caractères se retrouvent dans tous les romans de M. Fontane : Stiiie, l’Adultéra, Quii, comme Irrungni Wirruiirjdi, réunissent toutes les conditions du parfait roman naturaliste. Je les recommande à tous ceux qui voudront voir appliquées dans leur pleine rigueur, et sans aucun mélange d’éléments étrangers, les règles du roman naturaliste tel que l’ont conçu, à la suite de M. Zola, nos romanciers d’il y a dix ans. Et pourtant non, je ne puis les leur recommander. Car toutes les règles du roman naturaliste ont beau s’y trouver appliquées, l’impression est absolument diflérente de celles que donnent les romans français: elle est même exactement contraire. Les sujets sont pareils, les procédés sont pareils, et cependant ces ro- mans réalistes de M. Fontane sont plus éloignés des récits de nos réalistes que les œuvres les plus idylli- ques de M. Theuriet ou de M"" Caro. Il y a un abîme entre hrunijen Wirrungen et les .Sœurs Yatard. Et, par un phénomène singulier, c’est aux récits de Dickens, le plus Imaginatif de tous les romanciers, que font songer ces œuvres de .M. Fontane, rigoureusement composées d’après les principes de l’école natura- liste. La chose, au surplus, n’est peut-être pas si étrange. Le roman naturaliste est une tranche de la vie, mais observée à travers un tempérament particulier. Et de ce tempérament particulier, l’un des facteurs princi- paux est la foi philosophique du romancier. Car la lit- térature ne peut pas s’empêcher d’être toujours un art de raisonnement, et de reposer sur une conception générale de la vie. Les romanciers auront beau vou- loir se dégager de toute métaphysique, ils sont tenus de croire à la réalité ou à la non-réalité du monde extérieur, à la beauté ou à la laideur de la nature ; et leur croyance se reflétera dès les premières pages qu’ils écriront. Suivant qu’ils auront au fond de leur pensée telle ou telle philosophie, ils projetteront sur leur peinture des choses telle ou telle lumière qui les fera voir tristes ou gaies, agréables ou déplaisantes. En vain ils s’efforceront d’éviter toute apparence de juge- ment ou d’appréciation. Réduite à sa forme la plus impersonnelle, leur vision du monde sera encore tout imprégnée de l’amour ou du dégoilt qu’ils res- sentiront pour le monde. Or, on ne peut nier que tous les naturalistes fran- çais ont apporté à l’observation des mceurs contempo- raines une philosophie sévère et hargneuse d’utopistes mécontents. 11 ont tous cru énergiquement ù la réalité du monde qu’ils étudiaient; et comme ils avaient l’idée que l’homme est un être noble, avec l’intelli- gence pour i)lus bel attribut, la bassesse et la sottise qu’ils constataieni autour deux les ont fAchés comme une dégradation. De là ce jour lameiilable, sombre et