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M. FERDINAND BRUNETIÈRE. — LES ÉPOQUES DU THÉÂTRE FRANÇAIS.

duisent le drame à la vraisemblance, et, par con- séquent, elles l’adressent à son véritable objet. C’est ce que Racine a très bien vu : qu’il ne s’agissait, pour s’accommoder de l’unité de jour ou de l’unité de lieu, que de trouver des sujets qui n’en fussent point eui- mêmes gênés, et qui pour cela, messieurs, de moins en moins romanesques, fussent conséquemment, — pour les raisons que vous avez vues, — de plus en plus tragiques. A plus forte raison, s’il reçoit la loi des théoriciens du drame, l’acceptera-t-il encore plus volontiers des usages de son temps, et ne craindra-t-il pas de mettre dans la bouche de ses héro’ines quelques traits du lan- gage des précieuses, ou de faire parler quelquefois son Pyrrhus, son Xipharès ou son Hippolyte comme des « courtisans français ». Il ne saurait refuser aux belles dames de son temps le plaisir délicat de se reconnaître, et comme de se mirer, dans son Andromaque, dans son Atalide, ou dans son Aricie. C’est qu’aussi bien n’ignore-t-il pas qu’en dépit de cet épicurien de Mo- lière et de ce vieux garçon de Boileau, les précieuses, mesdames et messieurs, n’ont pas toujours eu tort. Nous leur devons même d’excellentes leçons de goût, de savoir-vivre, et presque de morale. Qui niera que Madelon, la Madelon des Pricieuses, ait raison quand elle dit que, dans les conversations d’amour, même les plus honnêtes, « on ne débute pas d’abord par le ma- riage »?Et quand elles le sont moins, alors, n’est-ce pas alors que, pour se faire entendre, on a besoin de toutes les ressources du madrigal, et de la métaphore, et de la périphrase? Telle était du moins, cent ans encore après Racine, l’opinion d’un savant grammai- rien, qui, dans son Trailédes tropes, énumérant les prin- cipaux usages de la métaphore, nous apprend qu’elle Mit : — sixièmement, à traduire ou à déguiser ce que la pudeur et la politesse nous interdisent de nommer par son nom. Élégance- et politesse, conformité judicieuse aux ri’gles, emploi de l’histoire dans le drame. Racine, vous ]i’ voyez, ne néglige rien de ce que réclament de lui les lud’urs de son temps, les prétentions des théoriciens, nu le lespect qu’il doit aux exemples de ses devan- li Ksiiagne, et en Angleterre, avant que de se poser en France, et, par i niplc, pour le dire en passant, le vers proverbial de Boileau : EnTant au premier acte, et barbon au deniior, n’est qu’une réminiscence de Cervantes, en son Don Quichotte; " Corneille, dans ses Discours et dans ses t’-ramens, a donné le rhange sur l’état de la question, en Teignant de ne pas entendre qu’il y allait bien moins de savoir si l’action se renfermerait en un jour ! en un lieu, que d’examiner jusqu’où s’étendrait la loi de la vrai- • ibtance au tlié.%tre; !" Boileau, dans son Art poétique, n’a fait, comme Aristole autre- fois dans sa Poétique, qu’analyser et définir, sous le nom des ’rois unités, la cause ou l’une des causes du plaisir plus yranil qu’il avait trouve aui tragédies de Itacine par rapport à celles de Curucillo. ciers; — et ceci, disons-le, c’est ce que l’on appelle du nom même de conscience ou de probité littéraire ; — mais voici, messieurs, ce qu’il y ajoute, et qu’autant qu’à lui-même il emprunte encore à l’atmosphère des idées de son temps. A la galanterie fade, froide, et surtout fausse dont vous avez sans doute, jusque dans Rodo’june, remarqué plus d’un trait, il substitue, pour la première fois sur la scène ou même dans la littérature française, le lan- gage de la passion ; et ses femmes surtout sont des femmes, qui vivent, qui aiment de toute leur personne et non plus seulement en discours, qui aiment avec fureur, avec lâcheté, s’il le faut, avec haine même, qui aiment enfin comme on aime, et non plus seulement comme on cause. Grande nouveauté! si c’est, comme nous Talions voir, la tragédie qui change véritable- ment de nature ; un sang plus jeune, plus vif, plus humain qui s’insinue, pour ainsi parler, dans ses veines: et l’art même qui, d’une abstraction sublime ou d’une fresque d’histoire, devient la peinture de la vie et de la réalité. Par une conséquence de la même transformation, l’intrigue devient plus simple. Vous rappelez-vous peut-êti’e, à ce propos, un mot de Corneille dans Y Exa- men de son Héraclius? C’est une pièce, dit-il, qu’il faut voir plusieurs fois « pour en remporter une intelli- gence entière ». Erreur bizarre! Erreur dangereuse! Non, il ne faut pas faire d’un plaisir une fatigue; et une œuvre de théâtre n’est jamais assez claire. Soyons donc simples pour être clairs, et, pour être simples, soyons vrais! Plus de ces situations dont le spectateur est d’abord tenté de nier la vraisemblance! Loin de nous ces sentiments qui ne sont pas de la famille des nôtres! Et loin enfin ces dénouements qui nous étoa- nent, sans doute, et qui nous surprennent, mais dont, au sortir du théâtre, il nous faut aller vérifier l’au- thenticité dans le latin barbare desJoruandès ou des Ainmien Marcellin! Aussi ne lui suffit-il plusqu’un événement soit histo- rique, mais il lui faut encore qu’il soit liumain, et qu’ainsi la tragédie ne dégénère jamais en une leçon de politique ou d’histoire. Pauvre vieux Corneille! qui croyait nous intéresser à ses Pertharites et à ses Ro- di’lindes, à ses Ildione et à ses Attila, à l’histoire des Lombards et à celle des Huns, et qui lui-même, sur la foi de quehjues flatteurs, se piquait de connaître à fond l’art de la politique et celui de la guerre! En vérité, c’est bien de cela que nous avons à faire au théâtre. Mais l’image ou la peinture de nos passions : celle de la piété conjugale, comme dans Androma’iue ; de l’a- mour maternel, comme dans la même Andromaque en- core, l’t comme dans Iphi’jfnic: de l’ingratitude filiale, comme dans Britannicus et comme dans Mitkridale; l’image et la peinture surtout de l’amour, voilà désor- mais ce qui « ravira » les spectateurs assembles, voilà ce qu’on ne demandera désormais à l’histoire que de