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M. FERDINAND BRDNETIÈRE. — LES ÉPOQUES DU THÉÂTRE FRANÇAIS. Ih^ CONFÉRBNCES DE L’ODÉON Les Époques du théâtre français. (Cinquième conférence). . ANDRO-MAQUE. • Mesdames et messieurs, Essayons aujourd’hui de nous représenter un homme, et un moment, presque également uniques, si j’ose ainsi parler, dans l’histoire de la littérature et de la société françaises : le moment, — c’est celui de la pre- mière représentation d’Andromaque, au mois de no- vembre 1667; et l’homme, — c’est Racine. Il était alors âgé d’environ vingt-huit ans. Bien né, d’une bonne famille bourgeoise ; bien élevé, dans cette austère et sainte maison de Port-Royal, dont il était l’enfant prodigue après en avoir été jadis l’enfant gâté; bien fait de sa personne, agréable à voir, ayant quelque chose en lui du charme simple et de l’élé- gante noblesse de sa poésie ; chrétien au fond du cœur, païen par tous ses sens ; je doute s’il y a jamais eu de g<Miie plus ouvert à toutes les influences: plus capable, si’liin l’énergique expression de Du Bellay, de se les convertir « en sang et en nourriture >>; plus semblable à son temps, et cependant plus original... Je ne sache pas qu’il ait été très curieux de science, de mathéma- I tiques ou de physique, non plus que de politique, et, si je crois devoir en faire en passant la remarque, c’est qu’en vérité, on le lui a reproché... Mais.dans les limites, et comme qui dirait dans la circonférence de son art, comprenant tout et les beautés de tout, égalementtouché de la douceur de Virgile et des polissonneries, — qu’on dit exquises, — d’Aristophane ; également sensible aux mièvreries langoureuses de VAslrèc et aux beautés fortes de la Rodogune de Corneille; capable, tour à tour, ou presque en même temps, d’écrire sa Dcrénice, la plus délicieuse, mais surtout la plus noble élégie qu’il y ait dans la langue française, et quelques-unes des i)lus mordantes épigrammes dont s’égayent nos Anthologies; enûn, les yeux et la mémoire emplis du luxe, de l’éclat, de la splendeur dont brillait la cour la plus polie qui fût alors au monde; observateur attentif, pénétrant et profond; jamais homme, peut-être, n’a plus reçu ni plus rendu, transformant comme en or tout ce qu’il touchait, épurant au foyer de son ima- gination tout ce qu’il empruntait, et, du tribut de tout le monde, composant les œuvres à la fois les plus j savantes et les plus claires, les plus inimitables et les

plus inventées qu’il y ait, je pense, dans aucun art... 
Même les défauts n’en ont riiin qui déplaise, ou plutôt

on lesaime; et ne pourrait-on pasdirc, qu’en s’ajoutant à la perfection de son Andromaque ou de son Iphigtnie pour les rendre plus humaines, ils les animent, — et leur donnent un degré de plus de ressemblance avec la vie? ■Voilà l’homme, et voici le moment. Corneille, au printemps de la même année 1667, venait de faire jouer cet Attila dont il ne demeure guère aujourd’hui qu’un titre, — et le souvenir d’une plate épigramme de Boileau. La pièce commençait par ces vers : Ils ne sont pas venus, nos deux rois? Qu’on leur die Qu’ils se font trop attendre, et qu’Attila s’ennuie... Pourquoi l’emphase affectée de ce début me rappelle- t-elle toujours la simplicité non moins voulue de celui de Ruij Blas? Ruy Blas, fermez la porte, ouvrez cette fenêtre... Un peu plus loin, au troisième acte, Attila changeait de note, et l’on entendait ce Hun, ce Kalmouck, cet homme jaune, pousser de ces soupirs d’amour : beauté, qui te fais adorer en tous lieux. Cruel poison de l’àme et doux charme des yeux, Que deviens, quand tu veux, l’autorité suprême. Si tu prends, malgré moi, l’empire de moi-même, Et si cette fierté qui fait partout la loi. Ne peut me garantir de la prendre de toi... Puis, à ces madrigaux, succédaient des rugissements de fureur : HONORIB. Tu pourrais être lâche et cruel jusque-là !... ATTILA. Encore plus, s’il le faut, mais toujours Attila! Toujours l’heureux objet de la haine publique. Fidèle au grand dépôt du pouvoir tyrannique !... L’AUila de Corneille n’en eut pas moins une ving- taine de représentations, ce qui était alors beaucoup plus qu’un demi-succès; mais, déjà, presque de toutes parts, un art nouveau s’annonçait, plus approprié à des temps et à des goûts nouveaux. Les Provinciales avaient paru depuis déjà dix ans, et on préparait à Port-Royal la première édition des Pen- sées de Pascal. Molière venait de donner coup sur coup son École des femmes, son Don Juan, son Misanthrope; et on attendait impatiemment son Tartuffe. La Rochefou- cauld venait de publier son livre des Maximes, où l’égoisme des passions était si cruellement mis à nu, d’une main si légère; et Boileau, ses premières Satires, où Quinault. et son Astrate, et le mauvais romanesque étaient si bien drapés. A la raideur, A la gr.inde raideur des vertus des vieux Age» Qui heurtait trop le siècle et ses communs usage» ; aux modes surannées du temps de Louis XIII, ou de la Itégcnce même, à l’ample pourixiint, bien long et bien fermé, aux étroits hauls-de-chausscs des vieux Sgana-