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d’exactitude, il a toujours soin d’établir, sur ce sujet comme sur tous, le pour et le contre. « Rien ne vaut, dit-il, pour guérir un homme du mépris de soi-même, comme d’être aimé par une femme intelligente. » — « C’est, dit-il ailleurs, une preuve étonnante de la supériorité intellectuelle de la femme que la femme ait toujours su se faire nourrir par l’homme. La femme a spéculé sur la vanité de l’homme. Sous prétexte de lui laisser le commandement, elle lui a laissé la peine et la responsabilité. »

« Les mères s’aiment dans leurs fils. Telle mère souhaite de voir son fils heureux, telle autre de le voir malheureux : il s’agit avant tout, pour elles, de montrer leur bonté de mère. »

« Tout ce qu’ils apprennent ou éprouvent de nouveau, les hommes s’en font un instrument ou une arme ; les femmes s’en font tout de suite une parure. »

L’éternité de l’amour est une illusion ridicule : « L’homme ne peut promettre que des actions et non pas des sentiments. On ne peut ainsi promettre que les apparences extérieures de l’amour. »

Et voici la façon toute pratique dont Nietsche considère le mariage : « Le mariage d’amour, dit-il, a la déraison pour mère et le besoin pour père… La seule question que l’on doive se poser, avant de se marier, est celle-ci : Crois-tu que tu auras de quoi causer indéfiniment avec cette femme ? Car tout le reste est passager, et quand le reste a passé, il faut encore avoir de quoi causer. »

VII.

Je voudrais pouvoir citer encore quelques-uns des jugements de Nietsche sur l’art et la politique.

L’art, l’appréciation des artistes ou de leurs œuvres, a toujours tenu dans ses écrits une place considérable. J’ai trouvé, par exemple, éparse à travers les dix volumes de son œuvre, la meilleure histoire de la musique que je connaisse. Sur le style, « qui devient le grand style quand il renonce à étonner », sur l’utilité des trois unités pour la profondeur de l’analyse, sur le danger de l’étude des langues vivantes et la nécessité de l’étude du latin, Nietsche est le seul Allemand qui ait dit des choses claires, sensées, mais tout à fait contraires au goût allemand et conformes à notre goût français. Je ne puis, d’ailleurs, le mieux comparer qu’à ces Canadiens qui ont gardé la langue française d’avant 1770 : Nietsche s’est véritablement assimilé toutes les façons de penser françaises du XVIIIe siècle. N’a-t-il pas osé affirmer que Racine créait des caractères plus vivants que Shakespeare, que l’architecture était un art dont l’humanité avait perdu le sens (la pierre, dit-il, est devenue plus pierre qu’autrefois), enfin que la littérature et l’art de l’Allemagne étaient une littérature et un art de singes mal élevés ?

Mais tout cela est de la critique. L’esthétique de Nietsche, comme sa métaphysique et sa morale, n’est qu’une série de négations. « Le sentiment artistique, d’après lui, naît parfois du plaisir de comprendre la pensée d’autrui ; d’autres fois, l’œuvre d’art rappelle aux hommes des impressions agréables, ou encore des impressions pénibles heureusement écartées. Ou bien on aime dans l’art l’excitation artificielle et sans danger qu’on y trouve, ou bien encore on y aime l’ordre, la symétrie, dont on a éprouvé l’heureux effet dans la vie… etc. Mais toujours le plaisir de l’art est un plaisir tout égoïste et motivé par des raisons qui n’ont rien d’artistique… Il y a d’ailleurs, dit Nietsche, deux espèces de besoins d’art, et, par suite, deux sortes d’art. Certains hommes demandent à l’art d’accentuer en eux le sentiment de leur existence ; d’autres lui demandent de le leur faire oublier. »

Ce qu’on appelle l’inspiration est une mystification ingénieusement entretenue par les artistes. En réalité, l’imagination produit sans cesse un mélange de bon, de médiocre et de mauvais, et la faculté critique ne cesse pas un instant de fonctionner. Parfois seulement des idées se trouvent avoir été longtemps retenues au fond de l’esprit, et tout d’un coup elles jaillissent en un flot abondant : la même chose arrive pour les vices et les vertus, qui ont aussi de ces élans après une contrainte. Mais ce sont des idées entassées qui se débondent et non pas une inspiration d’en haut.

Le culte de l’humanité pour le génie vient de ce que, par vanité, les hommes attribuent une grandeur surnaturelle à des œuvres qu’eux-mêmes se sentent incapables de créer. Nous ne voulons pas convenir qu’un homme ait pu produire ce que nous-mêmes ne pourrions produire : et de cet homme nous faisons un dieu, pour sauvegarder notre amour-propre.

La soi-disant création de caractères, la soi-disant nécessité dans une œuvre d’art, la soi-disant perfection, autant de notions que nous avons imaginées pour nous tromper nous-mêmes sur l’origine tout égoïste et toute conventionnelle du sentiment artistique.

Si encore ce sentiment pouvait remplir le rôle pour lequel nous l’avons inventé. Mais dans le domaine de l’art comme dans tous les autres, c’est à la désillusion que mènent tous les chemins. « Il en est des œuvres d’art comme du vin. Et pour le vin, il vaut mieux n’en avoir pas besoin, boire de l’eau, et trouver toujours dans son âme le secret de changer l’eau en vin. »

Ai-je besoin, après cela, d’analyser la politique de Nietsche, ou plutôt de dire la valeur et l’intérêt qu’il attache aux diverses doctrines politiques ? L’humanité prise en masse, d’ailleurs, ne lui inspire pas grande confiance. « Inutile d’espérer qu’on amènera les masses à chanter hosanna, dit-il, si l’on n’entre pas dans la ville monté sur un âne. »

Monarchie, démocratie, propriété, socialisme, autant d’absurdités. Sur le socialisme, Nietsche a des raisonnements admirables. « Les socialistes, dit-il, se divisent