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M. PAUL STAPFER. — HISTOIRE DES RÉPUTATIONS LITTÉRAIRES.

triste qui se puisse imaginer, dans une gorge étroite serrée entre deux montagnes pelées (1) » : Pétrarque amoureux; a fait de Vaucluse et de sa fontaine un sé- jour enchanteur, que nous ne voyons jikis qu’avec les yeux de Pétrarque. La Bastille en 1789 était presque une prison pour rire ; la prise de la Bastille ne fut en réalité que la poussée d’une foule en goguette contre des portes mal fermées et mal défendues par quelques gardiens invalides : cette échauffourée est devenue le symbole et l’annonce de l’airranchissement des peuples, et la légende, formée sur-le-champ, a pris une impor- tance histori(iuc si rapidementet si immensément gran- dis.sante qu’aujourd’hui l’historien qui, sous prétexte de rétablir la vérité des faits, présente la prise de la Bas- tille comme un événement insignifiant, fausse l’his- toire elle-mêmi^ et fait preuve de myopie. La fureur iconoclaste de l’érudition aboutit à de jolis résultats lorsqu’elle raye du passé d’une nation l’image tuté- laire de quelque grand héros patriotique! Une belle légende est pour un peuple une vérité morale infini- ment plus précieuse que la vérité d’ordre inférieur ([ui la détruit. Il y a de même en littérature des héros, des auleurs, des textes, idéalisés par l’imagination de plusieurs gé- nérations de lecteurs au point de n’avoir plus qu’un rapport incertain et lointain avec la réalité. Une repré- sentation conventionnelle, que la tradition conserve et modifie lentement d’époque en époque, s’est substituée à la chose même, parfois si oubliée ([u’on cesse complè- tement de s’occuper d’elle; si un curieux, la découvrant un jour, s’avise de nous la montrer telle qu’elle est, nous n’en croyons pas nos yeux, et, admirant de ([uelle petite source est sorti le fleuve des idées et des images, nous nous écrions tout surpris : Quoi I ce n’est que cela! Vraiment le vieux Turold et le bon Rabelais se- raient eux-mêmes bien étonnés s’ils .savaient tout ce que la ci’itique a tiré du Roland, du Gargantua, s’ils voyaient l’immense fortune qu’elle a faite à leur épo- pée guerrière ou romi([ue, dont ils ont été les rédac- teurs plus ou moins inconscients. C’est ici le lieu de relever, en passant, un conseil fort banal et aussi peu sincère que peu intelligent de nous tous, professeurs d’humanités, à nos élèves. Lisez, leur disons-nous, et relisez les originaux, laissez là les commentateurs, remontez aux sources! Les pauvres enfants, qui, d’instinct, sentent bien que leur profes- seurs’est instruit parla lecture des commentaires bi’au- coup plus que par celle des textes, suivent notre exem- ple, non notre conseil, et ils ont parfaitement raison. Un texte est le point de départd’unesériede jugements qui, faisant ou ayant faitautoriti’, niontrant le goût du jour ou celui d’autrefois, sont la vraie et propre matière de l’inslruclion eslhéli(|ue. Un jeune homme n’est pas lilus capable de les trouver tout seul que d’inventer les (I; Ampère, la Grèce, Home et Dante, p. 8. beautés du texte, et ce sont ces jugements, et ■principale- ment eux, qui servent à mesurer son degré de culture littéraire. Un écolier de huit ans qui a appris par cœur beaucoup de fables de La Fontaine a fait un excellent exercice de mémoire, mais qui touche à peine son in- telligence : il en serait de même du lecteur qui, s’iso- lant volontairement dans un mépris absolu et une ignorance systématique de tous les ouvrages de seconde main, n’aurait voulu avoir de commerce qu’avec les grands auteurs originaux. Non seulement Dante, Shakespeare ou Rabelais, pour lesquels la nécessité d’un commentaire est évidente, mais Racine, le clair Racine, risque de demeurer un livre fermé de sept sceaux, tant que l’histoire et la critique ne nous ont pas donné la clef pour l’ouvrir. Les littératures d’autrefois, exprimant l’état d’esprit et d’imagination d’une société à une certaine époque, n’ont pu être comprises et goûtées directement que des contemporains dont elles étaient le signe. Nous n’avons pas besoin de guide pour lire nos romanciers et nos poètes du jour; il en faudra plus tard à nos neveux. L’histoire et la critique littéraire, voilà donc notre grande et irremplaçable maltresse de littérature. Nous pouvons encore moins nous passer d’elle que des ori- ginaux. Parfois le commentaire prend assez d’importance pour devenir plus curieux, plus intéressant et plus beau que le texte lui-même , qui disparaît comme écrasé sous lui. Le baron de Mi’mchausen, étant à la chasse, eut son cheval mangé par un loup qui com- mença par la queue et le dévora si bien tout entier, qu’iMi arrivant à l’écurie le baron se trouva monté sur un loup contenu dans la peau du cheval. Les pensées les plus célèbres et les plus commentées son I naturellement celles qui, parl’obscurité de l’expres- sion, offrent une matière élastique aux interprétations ingénieuses. La (ameuso purgation des paxsinnx d’Aristote n’avait peut-être pas un sens bien profond sous la plume de ce philosophe; comme on ne sait pas ce qu’il a voulu dire, on en a proposé trente-deux explications (litri’rentes. L’obscurité de la niH^ait et de plusieurs autres passages a donc beaucoup contribué à la for- lune inouïe de la Poéiiipie, et celte assertion est si peu un paradoxe qu’elle est, au conti’aire, d’une évidence ])lulôt naïve. Certains héros du drame et de ré|)opée se prêtent j)articulièrement bien au travail de métamorphose qui consiste à refondre, pour l’usage de chaque siècle, un |)ersonnage donné, en le présentant aux générations successives sous un aspect toujours intéressant pour elles et nouveau : ce sont les trois ou quatre grands tyi)es où l’on peut reconnaître un abrégé de l’iiu- mauité, Faust, llamlel. Don .hian, Alceste. Car Molière a vu sa gloire rehaussée le jour où l’imagination ro-