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•20k M. PAUL STAPFER. — HISTOIRE DES RÉPUTATIONS LITTÉRAIRES. son talon vulnérable; c’est toujours un lâche qui le trouve! » Quand rAUemand Beuedix osa s’attaquer à la gloire de Shakespeare, il eut d’abord un certain succès d’étonnemeutet de curiosité, bientôt suivi de lindifTé- rence de tous et du niéprisde quelques-uns. Un critique italien, M. Viftorio Imbriani, ayant publié en 1877 une cruelle exécution du Faust de Goethe, mis par lui au nombre des gloires usurpées, Marc Monnier, sans exa- miner le fond du débat, réclamait la question préalable en ces termes pleins de sens : « Ce qui me déplaît sur- tout chez ces critiques dénigrants, c’est qu’ils font trop de plaisir aux imbéciles. Rien n’est plus agréable à ceux qui n’ont ailcun mérite et aucun talent que d’ap- prendre un beau matin que tel ou tel homme illustre est aussi bête qu’eux. Ils se frottent alors les mains et se croient des aigles (1). » Le spirituel scepticisme de Mérimée déclare que Don Çu/t/io/Ze doit demeurer excel- lent, bien qu’il puisse y avoir mille raisons de le trouver mauvais (2). C’est que les idées que nous nous faisons de Don Qui- chotte, de Fausl, û’Hamlet, du Cid, de ïlliade, de la Divine Comédi’, etc., entrées dans notre manière de penser, dans notre éducation intellectuelle et, pour ainsi dire, dans la constitution de notre esprit, sont de- venues pour nous un aliment nécessaire, essentiel, comme le fond même de la philosophie et de l’histoire littéraires. Vivantes et fécondes, elles sont renouve- lables, modifiables éternellement, mais non pas au poinlde s’évanouir etdc disparaître par la suppression de leurs sources. Ayant besoin de ces idi’-es fondamen- tales, nous sommes oblig(s de conserver avec un soin jaloux le culte des chefs-d’u'uvre d’où elles procèdent. Le mot co»s«Ta/w;i, par lequel on entend qu’uneu’uvre est passée de la période des discussions et de l’épreuve dans celle du triomphe et de la gloire, doit être pris au pied de la lettre. Une écriture sainte, toujours plus ou moins enveloj)pée d’obscurité, devient pour les fidèles un sujet de commentaires infinis, où ils peuvent tordre et dénaturer le sens du texte en mille manières, sous la réserve de ne point mettre en question son caractère divin. Finalement, ce que nous admirons dans les ou- vrages de cinq ou six auteurs d’une grandeur incom- mensurable, que Chateaubriand appelait « génies- mères M, c’est ce ([ue nous y avons mis. Kt pour ([ue niius y puissions mettre une fouh’ de ciioses, il est bon r|iii’ ces gramli’s o-uvres ne soient pas d’une beauté trop claire. Les défauts, les contradictions, les bizarre- ries, un peu (le mystérieuses lénèbressurtoul,bii’n loin (le leur être i)réju(licial)les, v rendent un service vrainHUil vital, en excitant sans fin ni terme l’intelli- giMice et l’imagination lancées dans une carrière im- mense. On a bientôt l’ait l<^ tour de ce (|ui est net et iii- (; Uibliothèque universelle et lleviie imkjc, jaiivii’i' IK7S. 1) Lettres à une inconnue, l. Il, |>. .TiU. telligible. Rien n’est plus infécond, rien n’est moins suggestif qu’un sens parfaitement rond et achevé. Il ne faut donc pas qu’une critique rationaliste vienne toucher à nos idoles d’une main lourde pour nous montrer qu’elles ne sont pas en or pur. Vous nous dites que le bon Homère sommeille, que Cer- vantes a des absences, que le Faust de Gœthe, même dans sa première partie, est une composition éli-ange- ment décousue, que « Hamlei, considéré comme œuvre d’art, appartient à ce que Shakespeare a écrit de plus Imparfait (1) », que l’apocalypse de Dante est d’une monotonie ennuyeuse à la longue... Ehl vraiment! nous nous en doutions bien un peu, mais nous ne vou- lons pas le savoir. Si ces découvertes font plaisir à quelques « imbéciles », assez « bètes » pour penser que la diminution des génies placés entre Dieu et l’homme peut rehausser les êtres tenant, comme dit La Fontaine, le milieu entre l’homme et l’huître, nous nous sentons grandis, quant à nous, par l’admiration, par l’adora- tion, et, ayant besoin de demi-dieux, nous nous les sommes faits d’une matière précieuse, résistante, mais plastique, qui ne les fixe point dans une physionomie immuable, afin que chaque génération nouvelle puisse les refa(;on, -a* à son image pour les aimer et leur rendre un culte à son tour. Les modèles d’une forme impeccable, d’un sens clair et définitif, que votre goût et votre raison préfèrent, ne peuvent point rem- placer ceux-là. — Que leur manque-t-il donc? — Rien, et c’est là justement leur toit devant nos imaginations actives et inquiètes. La notion du grand prix que peut avoir ce qui est ob.scur, vague, inachevé, défectueux en partie, est une acqui.silion récente de la critique française, que les d<;- cadcnls et les impressionnistes di’shonoi’ent tant qu’ils peuvent par l’abus qu’ils en font, mais qui ne peut pas plus discréditer le vrai que l’ivresse des alcooliques ne fait tort ou honte à la fine Champagne. I^ formule de Pline le Jeune, rejetant comme non avenu aux yeux de la postérité ce qui n’est i)as accompli, Nam si ralionem postcrilatis habeas, quidquid non est peractum pro non inrhoato est, est manifestement une erreur. Pascal et André Chénier montrent assez, au contraire, la beauté romantique des monuments interrompus : Pendent opéra interrupta. Quand l’inuiginalion, émue par (pielque fragment sublime, se charge de suppléer à ce (jui lui inan(|ne, on peut toujours compter qu’elle sera généreuse. L’esprit classique est, de sa nature, fermé au charme de ce qui n’a |)oint de contours nets et définis, et le moment où cette source nouvelle de poésie a été ou- verte |)our la France ne marque, dans l’histoire de sa littérature, rien de moindre qu’une révolution ; nuiis l’éloge de l’indéterminé prend une grâce toute particu- lière, parce qu’il prend une justesse et une luodé- (I) ROmolin, ShaUespeurestudien.