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M. PAUL STAPFER. — HISTOIRE DES RÉPUTATIONS LITTÉRAIRES.

cinq minutes après le croiseur, doucement soulevé par les lames, reprenait son allure précédente, pen- dant que le travail interrompu recommençait sur le pont. — Dis donc, toi, tu vas bien. Que la puce te mange (1) ! dit Lavreutitch à Prochka, lorsque celui-ci, rhabillé, réchauffé par un verre de rhum, remonta sur le pont à la suite de Choutikofif. Pour un tailleur, tu es un gaillard déterminé, ajouta-t-il en lui frappant ami- calement sur l’épaule. — Caïuai’ades, sans Prokor, je ne serais plus de ce monde! Après mon plongeon, lorsque je revins sur l’eau, je me dis : « Je suis perdu!... il faut rendre son âme à Dieu...» raconta Clioutikoff. Je ne pourrai jamais me tenir assez longtemps sur l’eau... Mais, tout à coup, j’entends la voix de Prokor qui m’appelle... Je le vois qui nage vers moi avec la ceinture de sauvetage et qui me la tend... Ah ! camarades, que j’étais heureux de le voir, car c’est grâce à cette ceinture que nous avons pu nous soutenir ensemble jusqu’à l’arrivée de la balei- nière. — Mais ça devait être terrible? demandèrent les matelots. — Vous pouvez le croire! Ah! oui, camarades, la situation était terrible! Mais Dieu ne nous a pas aban- donnés! répondit ChoutikolT avec un sourire de bon- heur. — Et toi, camarade, comment cette idée t’est-elle venue? demanda à Prochka, d’une voix caressante, Tschoukine qui s’était approché. — Prochka eut un sourire niais, et ne se décida qu’après un silence à répondre : — Mais je ne pensais à rien, Matweï Wililch... Seu- lement je vois Choutikoff tomber... alors, je me jette après lui en appelant Dieu à mon aide... et voilà tout! — Oui, c’est certain... Il y a une àme eu lui... Ah! le brave Prokor! Tiens, fume ma pipe pour la peine, dit Tsciioukine, qui lui présenta son brûle-gueule comme signe de faveur spéciale, en accompagnant le geste d’un juron épicé, débité de l’accent le plus tendre. Depuis cette époque, Prochka cessa d’être le paria Prochka, et ne fut désormais appelé que Prokor. G.- M. Staniolkovitch. Traduit du russe par le commandant Blanchecotte. (1) Que le diable l’emporte! HISTOIRE DES RÉPUTATIONS LITTÉRAIRES (1) Le travail des siècles. II. Plus une œuvre est éloignée de nous dans le temps ou dans l’espace, plus elle nous impose de respect. Major e longinquo revcrentia. A l’origine de toutes les littératures, on rencontre des bibles, des livi’es par excellence, source sacrée d’où découlent la poésie, l’éloquence et les autres arts. Homère est plus beau que Virgile de deux mille ans. Corneille même est plus grand que Racine de toute sa majesté d’aïeul. La Chanson de Roland pourrait être encore plus médiocre qu’elle ne l’est : ce sera toujours un manque de tact et de goût de dénigrer pai’ des critiques faciles ce véné- rable monument de notre antiquité nationale. C’est une naïve erreur de croire que si Démosthène et Cicéron sont les plus célèbres des orateurs, ils ont dû en être les plus éloquents, et que personne n’a autant de gloire, parce que personne n’a eu autant de talent : Mirabeau, Berryer, Guizot, Lamartine, Jules Favre ne leur furent probablement pas infé- rieurs; mais quoi! Cicéron a près de vingt siècles, et Démosthène encore davantage ; aussi continuera-t-on de publier, de lire, de commenter et d’admirer les Plii- lippiques et les CatUinaires, pendant que les beaux dis- cours prononcés au barreau ou à la tribune française i< ne sortiront pas des colonnes du journal du lende- main. La production périodique devient chez nous tellement e.ubérante que l’oubli s’y exerce sur d’im- menses proportions et engloutit les belles choses comme les médiocres (2) ». Au bout d’un certain temps de renommée séculaire et grandissante au cours des âges, il devient absolu- ment vain de prétendre prouver que les critiques et la multitude à leur suite ont été dupes et que cette re- nommée est usurpée. Il y a de cela deux excellentes raisons, dont la première, la seule que l’on ait coutume de donner, n’est peut-être pas la meilleure. On dit, et l’on fait très bien de dire, que le jugement individuel doit être sage et modeste, qu’il est extrême- ment imprudent d’être seul contre tous, surtout dans la vilaine besogne du dénigrement, et l’on rappelle, avec Racine, la judicieuse parole de Quintilien : Modeste et citxumspccto judicio de tanlis viris pronuntiandum est, ne, quod plerisque uecidil, damnent quod non intelligunl. La Harpe, voulant rabaisser Corneille, « roidissant ses petits bras pour étouffer si haut(! renommée », parais- sait « burlesque » à Joseph Chénicr. Diderot s’écrie, avi’c une noble colèri’ : « Homère, comnu’ Acbilli’. a (1) Suite. — Voy. le numc’io du l»’ août. (2) Renan, l’Avenir de la science.