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geurs sur les Mormons ; l’autre, que nous donnerons dans le prochain numéro, consacrée aux œuvres et à la biographie de Shelley. — L. Danicourt.

I

Les voyageurs qui ont parlé le mieux et avec le plus de sagacité des régions lointaines habitées par les Mormons sont deux Anglais, Brashley et le capitaine Burton, et un Français, M. Jules Remy. Ces noms sont à peu près inconnus. Il en est d’ordinaire ainsi. Le point de vue contemporain est presque toujours une iniquité. A l’époque où vivait le grand voyageur Chardin, Pradon, le rival de Racine, celui-là même qui trouvait tant de fautes de français dans Racine, et qui avait bien ses raisons pour cela, Pradon était célèbre, Pradon et bien d’autres avec lui. Tous ceux que je pourrais appeler hardiment les infusoires, les animalcules de la littérature, tous ces infiniment petits, ce servum picus dont la postérité ne s’embarrasse pas : — à côté de Pradon, Collin, Boursault, que sais-je encore ? — avaient infiniment plus d’importance aux yeux du monde lettré que le grand voyageur Chardin. Mais la postérité fait justice, elle est le suprême tribunal, elle élimine les faibles et remet chacun à sa place.

Elle a donc relevé à leur véritable place des hommes vraiment supérieurs ; elle a réduit à leur juste valeur les grands littérateurs de l’époque, c’est-à-dire ceux que la marquise de Rambouillet accueillait avec tant de plaisir dans le salon bleu d’Arténice, à propos desquels on se demandait : Avez-vous lu le dernier sonnet ? Préférez-vous le sonnet de Job ou celui d’Uranie ? C’était la grande affaire, on s’abordait dans les rues afin de savoir si l’on était jobiste ou uranien. Comme on s’en doute, je ne veux pas parler de l’époque actuelle. Nous n’avons plus de Pradons, plus du tout ; les gens de lettres, nos contemporains, sont sublimes ; mais enfin, à l’époque dont je parle, le grand bruit, je dirai presque les insurrections littéraires se faisaient à propos de bien médiocres esprits. C’est que jamais il ne faut suivre aveuglément le mouvement contemporain, il faut savoir ériger en soi-même un tribunal éclairé par une raison sévère, inaccessible aux engouements passagers, aux surprises de la célébrité. Combien de ces gloires avons-nous vu, en effet, s’évanouir ! combien de grands et immortels génies auxquels nous avons survécu ! Je ne veux pas être désagréable à des ombres ni me mettre mal avec des spectres académiques ; mais enfin qui sait maintenant ce que c’est que Baour-Lormian ? à une certaine époque pourtant ce fui un grand homme.

Et il y en a beaucoup de ces grands hommes dont il n’est plus question aujourd’hui que dans l’ossuaire de la critique historique et littéraire. Au-dessus d’eux, bien au-dessus de ces réputations évanouies, de ces fausses gloires, je place des hommes auxquels les contemporains faisaient peu d’attention, qui n’appartenaient point au monde littéraire, souvent des hommes d’affaires, des diplomates, des observateurs, des esprits qui ne s’étaient pas laissé entraîner par le courant, par la vague contemporaine.

M. Jules Remy dont je parle est l’auteur de quelques-unes des plus belles et des plus solides pages de notre temps. Ainsi que Brashley et Burton, il a décrit ce phénomène étrange d’une civilisation matérialiste et Communiste entrant en lutte avec l’Amérique spiritualiste, et opposant l’idée de discipline et d’unité à l’idée d’individualisme et de démocratie. Il a étudié sur place ce phénomène immense du monde oriental ressuscitant, de la polygamie, de la théocratie renaissant à l’extrémité de l’Occident.

Jules Remy a les habitudes didactiques particulières au caractère français : c’est un esprit plus systématique, plus synthétique, peut-être aussi plus spirituel et plus ingénieux que les voyageurs anglais ; sa phrase, sa pensée, son style, sont suffisamment ornés ; tous les groupes d’hommes qu’il aperçoit, il les décrit, les apprécie ; un sauvage, un mormon, sont pour lui des sujets d’analyse très-intéressants. C’est un homme du monde, un Français du xixe siècle, grand amateur des sciences exactes, très-positif, et, ce qui lui fait honneur, d’un attachement très-vif à son pays.

Beaucoup de ces pages sont, sinon des chefs-d’œuvre, du moins de très-remarquables récits de voyages. L’allure en est vive, le drame s’y dessine avec rapidité et souvent avec malice ; il aime profondément ses habitudes ; il est un peu de l’école politique comme nous tous ; il a subi l’influence des maximes contemporaines et n’est peut-être pas très-orthodoxe pour beaucoup de gens ; il attaque quelquefois l’autorité, mais il la respecte : c’est un vrai Français.

Le capitaine Burton est plus original : c’est le type du touriste anglais, c’est un fanatique de voyages. Les dangers, les ennuis de la vie d’aventures, il ne s’en soucie pas, pourvu qu’il voie des choses nouvelles. C’est peut-être de tous les écrivains d’aujourd’hui celui qui a le mieux parlé du monde asiatique. Un beau jour, en véritable Anglais qui ne recule devant rien pour arriver à son but, il étudie l’arabe, il apprend le Coran par cœur, se revêt du costume musulman, se fait pèlerin de la Mecque, et se soumettant à tous les rites de la religion de Mahomet, pénètre, grâce à ce déguisement, dans la ville sainte, au cœur de la société arabe.

Avoir vu la Mecque, c’était beaucoup, mais ce n’était pas assez pour lui. Le monde oriental, la civilisation musulmane le firent penser à la civilisation mormone. On l’avait admis dans le temple de la Mecque, il était parvenu à tromper les mahométans, et les plus fidèles partisans de l’islam avaient cru reconnaître en lui un coreligionnaire ; il voulut savoir aussi ce qui se passait dans les montagnes Rocheuses, aux bords du lac Salé, dans la ville d’Utah. Il se mit en route à travers le grand désert américain ; il a été très-exposé, tantôt à la dent cannibale des Peaux-Rouges, tantôt à celle des bêtes féroces. Ac-