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enfin il donne, selon son usage, quelques preuves tirées de la vie familière. Voyez ce qui se passe dans les âmes des femmes, ce qui se passe dans le peuple : aux yeux d’une femme, le guerrier, c’est l’idéal de la divinité elle-même ; toute bourgeoise raffole de l’uniforme. Le peuple est comme les femmes : le peuple, la multitude, ne connait que l’or, les broderies, les souverains ceints d’une épée, les souverains conquérants ; les pacifiques sont méprisés, bafoués, envoyés à l’échafaud.

Voyons jusqu’à quel point tout cela est fondé. La poésie elle-même, sans doute, a commencé par chanter la guerre ; car c’est malheureusement la première œuvre des hommes ou une des premières œuvres ; mais elle a chanté l’agriculture (l’agriculture et la guerre étant les premières industries exercées par les hommes, ce sont les premières que la poésie ait chantées). Mais qu’est-ce que la poésie a chanté dans la guerre ? Elle a chanté, non point les massacres, le sang répandu, la désolation des villes, des campagnes, les fureurs que la guerre entraine à sa suite ; elle a chanté les vertus qui éclosent au sein de la guerre, le courage héroïque, le dévouement, la pitié, la grandeur d’âme, l’amour de la gloire ; elle a chanté la vertu de l’homme qui meurt sur le champ de bataille, toutes les vertus qui se trouvent aujourd’hui dans le domaine de la religion, dans le champ de la foi, dans le domaine de la civilisation. La preuve, c’est que si, de nos jours, on voulait imiter la poésie antique et recommencer uniquement la peinture de la guerre, on se traînerait dans des ornières fastidieuses. Les poëtes sont obligés de prendre d’autres sources d’inspirations. Aujourd’hui ce sont les expansions de l’âme : la tristesse qui s’attache à la destinée de l’homme ; ce sont les tourments, les supplices du remords ; ce sont les charmes, les grâces qui s’attachent à la famille, à la nature ; ce sont les inspirations divines qui sortent du sein de la mer, des forêts vierges. Voilà les sources où doit puiser la poésie nouvelle. Maintenant M. Proudhon nous dit : « Pour toute femme, le guerrier, c’est l’idéal de la divinité. » Il faut faire une distinction : à une époque où l’habit de guerre était le signe de la liberté, où la guerre elle-même en était l’instrument nécessaire, où tonte espèce de travail était marquée du sceau de la servitude, où toute industrie était déshonorée, où le soldat et le citoyen se confondaient dans une même idée, il était tout naturel que la femme honorât son noble compagnon, son protecteur, sous le harnais militaire, car c’est l’homme libre qu’elle honorait en lui. Voilà pourquoi la guerre a revêtu un pareil prestige. J’admets avec M. Proudhon que toute bourgeoise raffole de l’uniforme, à la condition que par bourgeoise on entende ce que comprennent un certain nombre d’esprits, c’est-à-dire des intelligences vulgaires et subalternes ; dans ce sens, je le veux bien, tout homme subalterne se laissera prendre à ces dehors brillants. Il en est autrement de toute femme dont l’amour saura juger une conquête digne d’une âme élevée : celle-ci prisera autre chose que l’appareil d’une force extérieure. Je ne mets pas en doute que si, en présence de tel ou tel général, capitaine, officier, on met un poëte, un orateur, un artiste, un homme qui a servi son pays, non-seulement par son génie, mais par son talent, par la grandeur de ses paroles, par l’œuvre sortie de ses mains : aux yeux d’une femme qui pense et dont le cœur sent, cet homme aura plus de prestige que tous ceux qui portent le sabre et l’épaulette.


LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES.
COURS DE M. PHILARÈTE CHASLES.
(collége de france.)
Les autobiographes. — Les voyageurs.

Après avoir, dans le premier semestre, passé en revue le mouvement littéraire et social de l’Angleterre depuis 1860, s’attachant de préférence aux écrivains qui résument le mieux, soit systématiquement, soit involontairement, les mœurs et les préoccupations du jour ; après avoir étudié les voyageurs, les annalistes, les auteurs de mémoires, d’autobiographies, les romanciers, les novelists, les femmes, surtout, qui tendent à occuper de jour en jour une plus grande place dans la littérature britannique, qui envahissent même le terrain scientifique, abordent résolument l’économie politique, lisent des papers dans les congrès de la British Association pour le progrès des sciences sociales ; après avoir, dans une série de leçons substantielles autant que brillantes, plus solides encore qu’intéressantes, ouvert une sorte d’enquête sur l’état actuel du Royaume-Uni, M. Philarète Chasles, dans le semestre d’été, s’est trouvé conduit, à l’occasion de quelques publications récentes, à jeter un regard en arrière, à raconter la vie et à apprécier les œuvres de quelques-uns des poètes de la première partie de ce siècle.

Parmi les personnalités qu’il a remises en pleine lumière, il en est une qui présente un attrait plus vif, plus mystérieux que les autres : je veux parler de Shelley, le plus grand lyrique de l’Angleterre contemporaine ; de ce jeune et infortuné poëte, dont l’existence a été si étrange, si orageuse, et la mort si prématurée, si tragique, dont les funérailles, par un simple caprice du hasard, ont dû offrir le curieux spectacle d’un enterrement païen en 1822 ; dont le cadavre a été réduit en cendres sur un bûcher allumé par la propre main de Byron : roman fantastique, invraisemblable, lugubre, profondément triste, plus émouvant que toutes les œuvres sorties de l’imagination des romanciers.

En attendant que le Collége de France et la Sorbonne aient ouvert leurs portes et commencé leurs travaux, nous allons détacher de ces deux parties du cours de M. Philarète Chasles, deux leçons : l’une, dans laquelle l’éminent professeur analyse les récits de quelques voya-