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la soumettant à ses armes. Le dieu des Hébreux est un dieu guerrier ; il s’appelle le dieu des armées. Il y a plus : le Dieu des chrétiens, celui qui représente une des personnes divines, Jésus-Christ, est victorieux du démon ; il a fait la guerre au démon. Donc, il est bien démontré que la guerre est la source de toute théologie et de toute religion. Vous prétendez que la religion est nécessaire ; mais alors admettez que la guerre l’est aussi ; ces deux choses sont absolument inséparables. Voilà comment M. Proudhon démontre que la guerre est religieuse.

J’opposerai successivement à chacune de ces propositions les objections qui me paraissent nécessaires, afin de ne pas avoir à revenir sur cette énumération fastidieuse des paradoxes de M. Proudhon. Sans doute, les hommes ont commencé par diviniser la force, comme ils ont divinisé la nature ; cela veut-il dire que la force est divine, que la nature est divine ? Les hommes ont d’abord adoré l’air, la mer, la terre proprement dite, les montagnes, les fleuves : faut-il en tirer cette conclusion que toutes ces choses sont véritablement divines ? qu’il n’y a de Dieu que la nature ? Ils ont appliqué ce nom de Dieu aux choses qui leur paraissaient les plus terribles ; mais, à mesure qu’ils avançaient dans la voie de la civilisation, ces théories hideuses disparaissaient devant leurs yeux et faisaient place à un culte plus digne de la conscience du genre humain. Est-ce que longtemps on a divinisé et adoré les vices ? Chez les Romains, il y avait une loi qui portait les femmes à sacrifier toute pudeur ; faut-il en conclure que la débauche est divine, que les sacrifices honteux faits par des mères au dieu Moloch sont divins ? qu’ils ne doivent pas finir ? Vous voyez que cet argument est absolument dépourvu de valeur et qu’il peut être retourné contre celui qui le met en œuvre. Nous voyons, au contraire, à mesure que les hommes avancent en civilisation, la guerre condamnée au nom de la religion. La dernière qui a parlé dans le monde, celle qui a été la plus magnifique expansion des principes éternellement vrais formulé » par les autres, a dit, par l’organe de son fondateur : « Mon royaume n’est point de ce monde. Qui tirera l’épée périra par l’épée. Gloire à Dieu dans les cieux et paix aux hommes de bonne volonté sur la terre. » Avant lui, nous voyons chez les Hébreux les prophètes s’écrier : « Les épées se transformeront en socs de charrue, les lances en faucilles ; les lions, les agneaux, les loups, les tigres, paîtront ensemble, les enfants les conduiront dans la plaine. » Ce n’est pas cela qui peut ressembler à la glorification de la guerre ; c’est, au contraire, la glorification de la paix. Dans le paganisme, en face des divinités guerrières, nous voyons celle qui a occupé le plus haut rang à côté de Vénus, sortie de l’écume de la mer, de Cybèle, qui prend son nom de la terre et qui représente dans la fable antique un certain côté des sciences naturelles, nous voyons la divinité qui est sortie du cerveau de Jupiter, Minerve, la déesse de la paix, armée cependant, parce qu’il est de son devoir de se défendre contre la violence.

La deuxième proposition, c’est que la guerre est le principe même du droit ; car la guerre engendre le droit de conquête, et le droit de conquête, c’est le droit divin, l’origine de tout droit sur la terre. Il faut voir avec quel langage M. Proudhon, l’apologiste de l’anarchie, défend le droit divin contre les théories libérales de nos jours !

Ainsi, le fondement de tout droit, c’est le droit de conquête, et quoi que vous fassiez pour échapper à ce droit, vous êtes condamné à l’invoquer tôt ou tard. Voilà le principe : c’est la guerre qui fonde véritablement le droit ; c’est la guerre qui donne la souveraineté. Les souverains donnent la législation, font naître l’obéissance, la discipline ; en un mot, fondent l’ordre social. Otez donc le droit de faire la guerre, il n’y a plus de souveraineté, de société possible. Nous répondrons à M. Proudhon : Le droit se fonde, chez certains peuples, après la conquête et en dépit de la conquête, car tout droit qui paraît est une protestation contre la force. Lorsque, chez les Romains, a paru pour la première fois la sainte image du droit, elle commença par la loi des Douze Tables ; c’était une limite imposée à la puissance.

Lorsque plus tard apparaissent les jurisconsultes sortis de l’école des stoïciens, qui regardent toute âme humaine comme une partie de la divinité ; lorsqu’ils revendiquent pour tous les hommes des droits semblables ; qu’ils protestent contre l’esclavage, ils opposent des limites au droit de la force. Lorsque les premiers empereurs chrétiens ont pris la tâche d’opposer des limites à l’empire absolu que revendiquait le paganisme sur les consciences, c’était une protestation contre la force. Toute espèce de loi, de droit, est une protestation contre la force. La force et le droit, comme on l’a toujours cru, sont parfaitement en opposition l’un à l’autre. Lorsqu’un souverain est maître absolu, il se proclame le seul législateur, il se donne le droit de supprimer les lois qui le gênent et de faire de la loi la manifestation de sa volonté. Mais maintenant que les peuples sont mûrs pour la liberté, ils réclament pour eux la justice (cette œuvre de la législation), et l’opposent non-seulement au pouvoir absolu, mais au pouvoir arbitraire de ceux qui les tiennent courbés sous une domination sans limite. Il est possible qu’avec la force on organise des armées, mais c’est le droit qui organise les États. Avec la force on fait des soldats ; avec la loi, avec le droit, on fait des citoyens !

La guerre, nous dit encore M. Proudhon, c’est la révélation de l’idéal, c’est la source de la poésie, de toute inspiration divine. Pour preuve de ces assertions, il nous cite Homère chantant les exploits d’Achille, Pindare chantant les triomphes quasi guerriers remportés par ses héros aux jeux Olympiques. Il nous cite encore les chansons glorifiant toujours la guerre. Otez la guerre, vous supprimez la poésie et l’idéal, vous supprimez tout ce qui est noble et élevé, tout ce qui sort du prosaïque. Et