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société est divin, parce que c’est la raison, et que la raison émane do l’Être suprême. Voilà ce que comprenaient les anciens et à plus forte raison les modernes. Donc, le genre humain n’a point attendu que M. Proudhon daignât s’occuper des principes sur lesquels sont fondées les relations mutuelles des peuples. Ce n’est point la science qui manquait aux hommes, mais la vertu nécessaire pour en appliquer les principes ; ce ne sont point les préceptes qui ont fait défaut, mais l’abnégation, l’indépendance qu’ils réclament pour passer de la théorie dans les faits. Il en est du droit des gens comme du droit naturel, comme de la morale. Est-ce que nous ignorons les principes de la morale ? est-ce que nous ignorons tous ces préceptes également proclamés par tous les législateurs de la terre, Confucius, Moïse, l’auteur de l’Évangile : « Aime ton prochain comme toi-même. Ne fais pas ; autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on le fit ? » Les relations de la vie privée seraient aussi trompeuses, aussi désolantes, que certaines époques de l’histoire, si le droit naturel, applique à la vie civile, ne se trouvait placé sous la protection de la loi. Sans la force publique, la loi ne serait qu’une abstraction ; sans la loi, le principe du droit ne serait qu’un idéal vainement mis en avant par les esprits spéculatifs. Voilà pourquoi nous vivons paisibles dans nos cités. Pour les relations internationales, il n’existe point de force commune qui oblige tous les peuples à lui obéir ; s’il y avait une force semblable, elle ressemblerait à la diète allemande : ce serait l’oppression des faibles, le triomphe des forts. Nous verrions, comme aujourd’hui, les États de l’Allemagne, tous les États de l’Europe partagés entre deux ou trois pays qui pèseraient de leur joug sur tous les autres, et s’inquiéteraient moins de la justice que de la satisfaction de leur orgueil et du triomphe de leurs intérêts. Il est donc heureux qu’il n’y ait point une force commune de ce genre ; mais, à son défaut, il y a autre chose : il y a la force morale, il y a la puissance de l’opinion, il y a la puissance de la conscience publique. Nul ne peut nier que la conscience publique n’ait fait depuis les temps les plus reculés un grand chemin : là souvent où la justice succombe, l’opinion réclame. Ce n’est pas à nous, témoins des grands événements du xixe siècle, ce n’est pas à nous qu’il appartient de la nier. Les descendants des anciens Hellènes ont fait entendre en 1820 un cri de détresse ; ils succombaient, ils étouffaient sous l’oppression ignorante, meurtrière, avilissante de l’empire ottoman : est-ce que le sentiment du droit ne s’est pas fait jour ? est-ce que l’idée du droit n’a pas pénétré tous les esprits ? Ce ne sont pas les gouvernements qui ont pris l’initiative ; les gouvernements ont été obligés de céder à l’entrainement de l’opinion. Je pourrais invoquer d’autres exemples plus récents.

M. Proudhon a entrepris de fonder les relations mutuelles des peuples (ce qu’on appelle la législation internationale), non point sur la force du droit, mais sur le droit de la force. Dès le début, par une déclaration explicite dans ce sens, il se fait le défenseur, l’apologiste manifeste du droit de la force. Afin d’atteindre le but qu’il se propose, afin d’arriver à démontrer que la force donne un droit ; que le droit et la force se confondent au moins dans une très-vaste étendue, il marche sur les traces de l’auteur célèbre de la Phénoménologie de l’esprit. M. Proudhon entreprend la phénoménologie de la guerre ; cela veut dire tout simplement qu’il veut pénétrer dans les dernières profondeurs de l’âme humaine, pour nous montrer que la guerre est une des catégories de la raison ; que la guerre est une loi immuable de l’esprit et une nécessité absolue de notre vie intellectuelle et morale, et non point, comme on l’a cru pendant longtemps, une simple expansion de nos forces physiques ou des instincts qui nous font semblables à des botes. Comment prouver cela ? par les propositions suivantes : « La guerre est divine ; la guerre est le principe du droit, de la justice ; la guerre est la révélation de l’idéal, la source de toute poésie ; la guerre est le fondement de toute moralité, de toute discipline intérieure des esprits et des mœurs. »

La guerre est divine ! Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que la guerre est un fait primitif, absolu, dont la cause et le principe nous échappent, à l’empire duquel il est impossible de se soustraire. La guerre est divine pour M. Proudhon absolument comme elle l’était pour Josué, dont il invoque le témoignage ; c’est la loi qui pèse sur les esprits, à laquelle on ne peut résister, à laquelle l’homme est obligé de se soumettre, parce que c’est une expansion qui vient des profondeurs de son âme, de ses facultés. La guerre, dit-il (chose étrange !), n’est pas, comme on l’a prétendu, juste d’un côté, injuste de l’autre ; d’un côté le droit, de l’autre l’iniquité, comme le croient tous les légistes qui prétendent qu’entre deux partis qui se battent il y en a un qui a nécessairement tort, tandis que l’autre a raison. « Non, dit M. Proudhon, tous les deux ont raison ; la guerre, des deux parts est nécessaire, juste, vertueuse, sainte, ce qui en fait un phénomène divin, j’oserai dire miraculeux, et ce qui l’élève à la hauteur d’une religion. » Chose étrange ! l’auteur athée des Contradictions économiques, celui qui nous représente Dieu comme le mal, qui a dit que, tant qu’il y aurait une trace de civilisation dans ce monde à partir de la publication de son système, le nom de Dieu serait un objet de huées et de mépris chez les hommes ; qu’il ne signifierait que honte, bassesse et misère, soutient maintenant que la guerre est divine, qu’elle vient de Dieu, qu’elle est une religion ! Comment la guerre est-elle une religion ? La guerre est une religion, car elle a donné naissance à toutes les religions. Point de religion sans la guerre ; tous les dieux sont des dieux guerriers. Les dieux guerriers sont les meilleurs : Odin chez les peuples du Nord, Mars, Bellone chez les peuples anciens, Isis chez les Égyptiens. Nous voyons dans l’antiquité païenne Bacchus parcourant la terre en