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LES CONFIDENCES DE M. PUCCINI

Le Guide Musical nous apprend que M. Puccini, l’auteur de la Bohème, était dernièrement à Londres et qu’il a fait au Daily Chronicle des confidences assez curieuses.

M. Puccini est parti de rien, et comme tous les hommes qui, dans leur jeunesse, ont connu les âcres saveurs de la « vache enragée », il aime à raconter l’histoire touchante de sa prime jeunesse.

Ce sont d’abord ses déboires avec son propriétaire, à Milan, propriétaire farouche et cupide, comme tous les propriétaires, qui arrivait tous les mois, armé d’une quittance que le jeune homme ne payait souvent qu’après avoir apporté à « Ma Tante » sa canne, son parapluie ou d’autres objets de toilette. Oh ! ce propriétaire ! Et M. Puccini — peu philosophe en cela — a la rancune tenace, la rancune italienne, qui est la plus durable et la meilleure à ce qu’on dit. Il n’oublie pas les misères que lui a faites son propriétaire et il s’en venge bien aujourd’hui en en faisant un portrait-charge qui n’a rien de tendre. Quel homme devait être ce M. Benoit ! Figurez-vous qu’il interdisait à M. Puccini de faire de la cuisine dans sa chambre. « Aussi, raconte ce dernier, quand nous avions eu assez d’argent pour acheter des œufs, j’ordonnais à mon frère de taper sur le piano afin que notre cerbère ne m’entendit pas les cuire. »

Mais aux vexations que lui faisait subir son propriétaire, venait s’ajouter la difficulté de se procurer des élèves et, pour tout dire, de l’argent. M. Puccini a souvent dû serrer la boucle de sa ceinture et il ne déteste pas qu’on le sache. Il a passé par les états d’âme des Rodolphe, des Marcel et des Collines ; comme eux, il a haï les bourgeois en général, et son propriétaire en particulier ; et cette haine n’a pas été stérile, puisqu’elle nous a valu la Bohème.

Pour gagner de l’argent, M. Puccini se résigna à accepter les ingrates fonctions de pianiste dans un obscur café-concert de Milan ; il fut aussi « tapeur », non pas dans le sens moderne du mot, mais dans le sens — bien plus honorable — de joueurs de valses et de contredanses dans les bals privés… Ce fut là toute une épisode de la vie de bohème que cette partie de sa vie. Nous n’y voyons ni Mimi, ni Musette, mais il n’importe et M. Puccini est bien le Rodolphe de cette histoire qu’il a depuis si aimablement musiquée.

Et pourtant, bien qu’il fût, à cette époque moins vieux de vingt ans et plus riche d’illusions et d’espérances, M. Puccini ne regrette pas sa jeunesse. Il ne dit pas comme tant d’autres : « C’était le bon temps. »

Il avoue que manger à crédit chez un empoisonneur et se serrer tous les matins la ceinture au lieu de déjeuner n’est pas agréable à son goût ni favorable à son hygiène. Ce n’est qu’un apprentissage ; il conduit souvent à la maîtrise.

M. Puccini a aussi raconté à notre confrère ses débuts. Les compositeurs sont inépuisables sur ce sujet, même les plus grands ; tous, ils nous ont analysé leurs sensations et leurs émotions de débutants, avec plus de complaisance parfois que de sincérité ; car tous les compositeurs portent en eux un « m’as-tu vu » qui ne sommeille pas toujours…

M. Puccini, avec une modestie qui l’honore, s’attache plutôt à raconter ses déboires que ses succès. Quand il a fini son histoire avec son propriétaire, il nous conte tout au long celle de son restaurateur. Celle-ci n’est pas moins piquante que celle-là.

Son premier opéra Le Villi, qui fut joué à Milan en 1884 rapporta à M. Puccini 2.000 fr. Pendant les quatre mois qu’il avait passés à l’écrire, il avait été logé et nourri à crédit dans un petit restaurant appelé — était-ce un présage ? — Aïda. Comme il mangeait toujours sans jamais payer, le garçon, l’unique garçon de l’Aïda, le considérait avec mépris et le servait avec une lenteur désobligeante. Le patron de l’endroit lui-même ne semblait pas pénétré, à l’égard de son pensionnaire, de sentiments très sympathiques. Et M. Puccini, qui ne touchait qu’avec discrétion aux plats mal cuits de son hôtelier, méprisait son aubergiste et écrivait son opéra. Le Villi fut joué et le compositeur connut pour la première fois l’ivresse de palper des droits. Il courut chez son mastroquet et, d’une voix de stentor ; réclama sa note. On la lui présenta ; il la régla d’un geste négligeant et généreux. Alors le mastroquet se récria, déclarant qu’il ne toucherait pas un centime, que M. Puccini (alors connu grâce à son opéra) devrait continuer à prendre ses repas chez lui.

— « Jamais de la vie, répliqua Puccini