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d’Isolde, afin qu’ils célèbrent l’ange qui m’a entraîné si haut ! ».

Si le deuxième acte remémorait le motif des Rêves, les accords mortels du prélude du troisième acte rappelaient la tristesse de la Serre[1]. Puis, dans une poésie adressée à Wagner pour son anniversaire de naissance, la Muse sacrée avait décrit ou clôture sa destinée ainsi :

« J’ai creusé une tombe, j’y ai enseveli mon cœur, mon espérance, mon désir et toutes mes larmes et toutes mes peines ; après les avoir ensevelis, dans la même tombe je me suis couchée aussi ! »

Mais qui était la Muse sacrée, d’où venait-elle ? Mathilde Luckemeyer était la fille d’un notable d’Elberfeld, mariée très jeune (1848) à Otto Wesendonck, représentant en Europe d’une très importante maison allemande de soieries de New-York. En 1851, les Wesendonck s’établirent à Zurich, riches, très cultivés, aimant les arts et les artistes, les recevant, les aidant ; leur belle villa fût bientôt un des centres de la vie intellectuelle et artistique de Zurich. Madame Wesendonck était fort jolie, un noble front, des yeux doux et graves sous de grands cils, le regard presque toujours rêveur. À travers ces yeux, dit Schuré, apparaissait une âme de sensitive timide et craintive, mais ardente et résolue dans sa douceur, une nature vraiment noble et grave, délicate et sévère.

Subitement, devant cette femme timide et un peu renfermée, Wagner apparut avec tout le prestige du génie, silencieux, bourru même en société, mais éloquent, fascinateur éblouissant dans l’intimité. En 1853, les Wesendonck et R. Wagner sont assez intimes, pour que le Maître réponde à une invitation à une invitation à dîner par un remerciement et la phrase de Sieglinde émue offrant l’hydromel à Siegmund exténué et ravi ! Du reste, le récit de ces années rayonnantes a été tracé par l’Initiatrice elle-même. Le voici :

« Nos relations ne devinrent amicales et intimes qu’en 1853. C’est alors que le Maître commença à m’initier à ses intentions. Il me lut d’abord les trois Poèmes d’opéra, qui me ravirent, puis l’introduction à ce volume, et ses écrits en prose l’un après l’autre. Comme j’aimais Beethoven, il me jouait ses sonates ; y avait-il un concert où il devait diriger une symphonie de Beethoven, il me jouait avant et après la répétition, les différentes parties de l’œuvre jusqu’à ce que je m’y sentisse chez moi. Il était heureux quand j’étais capable de le suivre et que mon enthousiasme s’allumait au sien. En 1854, il m’introduisit dans la philosophie de Schopenhauer. En général, il me rendait attentive à toute production remarquable, littéraire ou scientifique. Il me lisait le livre et en discutait les idées avec moi. Ce qu’il composait le matin, il avait l’habitude de me le jouer le soir entre cinq et six, à l’heure du crépuscule. Il apportait la vie là où il se trouvait. Quand on le voyait quelquefois entrer visiblement fatigué et abattu, il était beau de voir comme après un court moment de repos les nuages amassés sur son front se dissipaient et le rayon qui glissait sur ses traits lorsqu’il se mettait au piano… À lui seul, je dois le meilleur de ce que je suis. »

Les années passées à Zurich furent pour Wagner un temps de recueillement, de travail et de cristallisation intérieure qu’on ne saurait enlever de sa biographie sans déchirer violemment le fil de son développement. Il partit transformé.

(À suivre)

J. Tardy.
  1. Un des cinq poèmes de Mathilde Wesendonck mis en musique par R. Wagner :
    Dans la Serre


    Volutes élancées de verdure, couronnes de feuillages, dômes d’émeraude, filles des lointains pays, dites-moi pourquoi vous lamentez-vous ? Silencieusement vous pliez vos rameaux légers en faisant des signes incompris dans l’air léger, en témoignage de vos peines les parfums les plus enivrants s’exhalent de vos calices.
    Dans la langueur de vos désirs, vos rameaux s’ouvrent comme des bras, mais l’illusion vous tient captives, vous n’enlacez que l’ombre et l’effroi. Pauvres plantes, je le sais, nous partageons le même sort. Malgré l’éclatante lumière, notre patrie n’est pas ici ! Le soleil quitte sans regret la splendeur d’un jour désolé, celui qui souffre vraiment s’enveloppe d’ombre et de silence. Tout se tait.
    N’est-ce pas déjà l’appel : « O nun waren air Nacht geweithe, der tückische Tag… »