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En 1902, Mme Mathilde Wesendonck meurt ; par son testament, elle ordonne à ses enfants la publication intégrale des cent cinquante lettres de R. Wagner et de son journal de Venise. M. de Wesendonck fils, et son beau-frère, le baron von Bissing s’adressèrent à Mme Wagner pour l’autorisation obligatoire ; la fière Cosima croyait cette correspondance anéantie, aussi déclara-t-elle que le Maître avait prescrit la destruction de ces papiers (der Meister wünschte beiliegende Blætter vernichten). Les héritiers furent encore plus tenaces, et la dame de Wahnfried s’inclina assez aimablement pour joindre à l’autorisation quatorze lettres de Mme Wesendonck.

« Aucun document, dit Schuré, n’est plus précieux pour la connaissance intime de Wagner, de sa psychologie, de son caractère ; aucun ne s’introduit plus avant dans les arcanes de son être, de sa pensée, et cela au moment le plus important de son évolution. Ailleurs, avec Liszt, on se trouve en face du penseur, de l’artiste. Ici, l’homme se manifeste tout entier avec son fort et son faible, dans sa grandeur et sa misère. On voit le geste, on entend la voix et parfois on croit voir le cœur qui palpite, bondit, se contracte pour rebondir encore dans la succession et la vertigineuse simultanéité des émotions. »

On a voulu mettre dans cette publication tardive, un orgueil posthume, une façon de vanité vindicative envers la rivale devenue épouse et reine-mère ? Après la lecture de la correspondance, du journal de Venise, de l’article de Schuré, on comprendra et admirera le très noble caractère de Mme Wesendonck aussi fière et fidèle à son passé qu’hostile et dédaigneuse de toute réclame, de toute manifestation rancunière ou amoindrissante. Mais en face d’elle, femme absolue, complète, R. Wagner apparaît lui, non pas le surhomme cher à son ami-ennemi Nietzsche, l’homme tout simplement, avec son désir absolu aussi, d’amour, de dévouement infini, de domination enchanteresse, sa sincérité toujours complète et toujours momentanée, sa facilité à boire le philtre de Siegfried, celui de l’éternel changement dans l’aveuglement du mal, de la douleur causés autour de lui et par lui. Après les années d’un amour dont nous pouvons entrevoir le paroxysme par le 2e acte de Tristan, après ces lettres, ce journal, ces affirmations répétées : « D’avoir créé Tristan, je te le dois en toute éternité », etc., lors de la première de ce Tristan, Wagner déjà absorbé ailleurs, écrira à l’Initiatrice ce simple appel : « Ce Tristan devient merveilleux ; venez-vous ? » Elle ne vint pas. Mais tandis que les illustres époux Schnorr von Karolsfeld pâlissaient des émotions ressenties et vécues ; oui, pendant qu’ils chantaient : « O sink hernieder Nacht der Liebe… », le Maître, assis près de son royal protecteur Louis ii, devait revoir l’Asile de Zurich, les serres fleuries et se redire sa propre lettre après l’achèvement du deuxième acte : « Le plus intense feu de vie y jaillit en une telle flamme que j’en fus brûlé, consumé. Quand le feu s’adoucit à la fin de l’acte, quand la douce clarté d’une mort transfigurée se mit à lui à travers le brasier, je devins plus tranquille (Schuré). Depuis trois jours je n’ai dans l’âme que ce passage : Celui que tu as embrassé, celui à qui tu as souri ; et, dans tes bras, livrés à toi[1] ; et, je restai longtemps sans pouvoir continuer, ne me remémorant pas exactement l’exécution. Cela me contraria fortement. Impossible d’aller plus loin. Le petit kobold frappa au logis, ce fût comme l’apparition d’une bienfaisante Muse. En une seconde je me rappelai le passage. Je m’assis au piano, le notant aussi rapidement que si je l’avais su par cœur depuis longtemps. Un juge sérieux pourra y trouver quelques réminiscences ; les Rêves[2] y reviennent ! Tu me pardonneras cependant !… Chérie ! Non ! n’éprouve jamais de remords de ton amour pour moi. C’est divin[3] ! Ô Muse sacrée de l’âme profonde ! »

Pendant toute lette triomphante première la Muse sacrée, absente, était présente à l’âme profonde du Maître ; ne lui avait-il pas adressé jadis l’ébauche du premier acte avec ces vers d’hommage : « Suprêmement heureux, loin de toutes les douleurs, libre et pur, tien pour toujours, je dépose à tes pieds les angoisses et les renoncements de Tristan et

  1. Tristan et Isolde, acte ii, scène ii.
  2. Un des cinq poèmes de Mathilde Wesendonck mis en musique par R. Wagner.
  3. Lettres de R. Wagner traduites par G. Knoppf. Revue de Paris, du 1er et 25 novembre 1904.