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don progressif de la gamme mineure moderne, instaurée artificiellement, créée de toutes pièces par les théoriciens de la Renaissance, gamme essentiellement hybride et irrégulière à qui nous devons ce besoin obsédant de la note sensible dont nos oreilles ont tant de peine à perdre l’habitude ; celle-ci tend à être remplacée par la vraie gramme mineure basée sur les phénomènes de résonance inférieure et qui comprend, sans altération aucune, les éléments mêmes de la gamme majeure correspondante.

Le rythme carré inaugure lors de la Renaissance par suite de l’établissement de la barre de mesure et des formes symétriques, bases de toute la musique pendant trop siècles, ce rythme est aussi remplacé par le vrai rythme musical médiéval que rien n’emprisonne et qui, malgré la persistance matérielle de la barre de mesure, se développe et se modifie librement et sans contrainte : il faudrait des pages pour noter tous les exemples de cette étonnante souplesse rythmique et de cette prodigieuse richesse rythmique caractéristique de l’œuvre de d’Indy. Au lieu des mesures simples à deux, trois ou quatre temps presque exclusivement employées par tant de compositeurs, nous trouvons dans l’Étranger, les mesures les plus flexibles à 6/4, 4/4, 3/2, 8/4 (alternance de 5/4 et de 3/4) des mesures à 6/8 qui tendent au rythme binaire et des 2/4 qui deviennent des 6/8, des 7/4 formés de deux mesures à 2/4 et d’une à 3/4, des 2/2 qui se transforment en rythme ternaire ou autre, par l’emploi des sextolets ou des quintolets… Et, d’autre part, toutes ces mesures se fondent, se combinent, se transforment les une en les autres, les rythmes différents se superposent ; les syncopes abondent, empiètent sur les barres de mesure, débordant le cadre étroit qui les resserre, et l’on voit, en feuilletant la partition, quelle richesse et quelle variété de mouvements peut être ainsi obtenue.

Enfin, Vincent d’Indy, à la manière médiévale, traite la musique mélodiquement et non harmoniquement selon les errements de la Renaissance ; il fait marcher les instruments de l’orchestre comme les voix dans un motet, établissant ainsi une véritable architecture sonore dont les lignes mouvantes se croisent et s’entrecroisent sans tenir compte des règles désuètes de l’harmonie classique, péniblement échafaudées au xviiie siècle : ainsi toutes les parties sont égales devant la mélodie et se développent sans remplissage ; c’est le triomphe de la musique horizontale.

C’est la coutume, à propos de Vincent d’Indy, de parler de Wagner et d’obsession wagnérienne.

N’a-t-on pas dit que l’Étranger n’est qu’une nouvelle version à peine modifiée du Vaisseau Fantôme ?… Ce reproche ne résiste guère à l’analyse : Si on prétend que l’Étranger ressemble au Hollandais volant parce qu’il n’est pas de première jeunesse et qu’il aime une jeune fille, ne peut-on pas dire aussi que Faust rappelle Tristan parce que, dans les deux œuvres, un homme et une femme s’aiment et se le disent… dans un jardin ? Je reconnais volontiers d’ailleurs que les œuvres de jeunesse de d’Indy rappellent souvent de façon frappante les drames wagnériens, qu’elles contiennent beaucoup de réminiscences et que, dans Fervaal même, plus d’un passage fleure la Tétralogie ou Parsifal ; mais dans l’Étranger, le Maître s’est pleinement libéré de la hantise de Bayreuth. Sans doute, il conserve le système dramatique wagnérien et emploie systématiquement le leit-motiv, mais maintenant que, les conquêtes de Wagner sont tombées dans le domaine public, quel compositeur ne s’est pas rallié à une telle esthétique et d’autre part, à quoi bon s’obstiner à rechercher l’imitation partout, dans les œuvres les plus originales et les plus personnelles ? N’est-ce pas imiter quelqu’un que de planter des choux[1] ?

On a aussi reproché à la musique de Vincent d’Indy d’être un art aristocratique. Cela est vrai si l’on veut dire que le Maître ne tient guère compte de la préférence des foules pour les mélodies vulgaires et les gros effets, il

  1. Je ne vois guère à noter dans l’Étranger, qu’une réminiscence wagnérienne bien nette : c’est un thème des Nibelungen (Or du Rhin, partition de piano, p. 164-165) qui reparaît presque textuellement exposé par les violoncelles, contre-basses et trombone contrebasse sous le thème de la mer (partition d’orchestre, p. 203, p. de piano p. 121).
    Aux amateurs de comparaisons, je signalerai la ressemblance des chœurs à bouche fermée qui apportent leur appoint à l’orchestre dans la tempête du deuxième acte avec les chœurs analogues du dernier acte de Rigoletto. Verdi inspirateur de d’Indy !