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sicien profondément initié à l’œuvre de Bach, elle éclaire des jours inattendus la masse des créations musicales du maître. Et l’esthétique générale ne manquera pas de faire son profit des preuves que M. Schweitzer apporte à l’appui de cette proposition, susceptible d’applications presque indéfinies : « L’art, c’est la transmission des associations d’idées. »

F. Baldensperger.

La Millième de « Carmen »

Le 3 mars 1875[1] eut lieu la première représentation : à peine quelques applaudissements. Et le rideau baissa sur une indifférence qui ne parvint à se modifier un peu que lorsque le régisseur vint à l’avant-scène, proclamer le nom des auteurs.

Bizet s’était réfugié dans le cabinet du directeur de l’Opéra-Comique, M. du Locle. Quelques-amis essayaient de le réconforter. Calme en apparence, Bizet quitta l’un des derniers le théâtre avec son ami cher entre tous, Ernest Guiraud, dont nous avons entendu jeudi l’agréable Gretna-Green et, errant jusqu’à l’aube à travers Paris, il déversait dans le sein de son ami toutes les amertumes de son cœur…

Trois mois après, il mourait subitement à Bougival, où il s’était retiré, sans avoir eu l’espoir ni la vision du triomphe prochain, en pleine crise de découragement.

Le 23 décembre dernier, l’Opéra-Comique a fêté la millième représentation de Carmen. Soirée triomphale, non exempte d’une douce mélancolie, soirée réparatrice, soirée bienfaisante[2].

À l’occasion de cette millième, M. Gustave Charpentier a publié dans le Figaro un intéressant et vibrant article dont nous reproduisons ci-dessous quelques extraits et qui défend, à propos de Bizet, les idées chères au compositeur de Louise :


En présence du triomphe universel de Carmen, qui soupçonnerait l’espèce d’échec que ce chef-d’œuvre eut d’abord à subir ? Le soir de la première représentation la salle se montra de glace ; les plus belles scènes ne parvinrent pas à l’échauffer, — et le lendemain, de la part des critiques, ce ne fut qu’un chœur pour crier haro !

Que ce drame violent, cette musique ailée, toute brûlante, traversée des jets sulfureux de la plus bouillante passion, que cette fantaisie, ces cris, ses soupirs, que ces poignantes effusions ne se soient pas immédiatement ouvert une voie dans les cœurs, cela paraît incroyable. Mais songe-t-on aux opéras-comiques auxquels le public d’alors prenait son plaisir ! Carmen dut faire en effet bien étrange ; c’était un drame gonflé de vie, impétueux, comme une formidable éruption de lave. Comment ne se serait-on pas écrié à la vulgarité et à l’inspiration grossière !

Les pâles Zampa en frémirent ! Ce fut parmi les Giralda, les Gisèle et les Galathée une rumeur d’indignation.

C’est qu’il ne s’était rien produit jusqu’alors de comparable à Carmen.

Berlioz lui-même, encore trop romantique, avait conservé à son style cette sorte de majesté convulsive et farouche qui donne l’illusion de la vraie grandeur. Bizet, au contraire, venait de faire une œuvre nue, dépourvue d’aucune affectation de ce genre.

Nul n’ignore que quiconque innove en son art et s’acharne à la découverte d’une contrée obscure des âmes, le tente d’abord parmi d’injustes préventions. Que de difficultés vaincues toute victoire n’implique-t-elle pas ! Quand un artiste a conquis le laurier, l’oubli vient rapidement sur ses combats. Qui se souvient des luttes qu’il a dû surmonter contre les critiques hargneux, hérissés, et les agressives Routines, ces insatiables gardiennes des tombeaux, toujours prêtes à barrer la route aux conquérants aventureux de l’idéal.

  1. V. Revue musicale de Lyon no  du 15 décembre 1903, p. 104.
  2. Voici la distribution de la représentation du 23 décembre ; Don José, M. Éd. Clément ; Escamillo M. Dufranne ; Moralès, M. Soulacroix ; Zuniga, M. Vieuille ; le Dancaïre, Cazeneuve ; le Remendado, Mesmaëcker ; Carmen, Mme Emma Calvé ; Micaëla, Mlle Marie Thiéry ; Frasquita, Mme Tiphaine ; Mercédès, Mme Costès.